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LIVRE III.

qui chevalier est, à ordure ni à vileté ni à couardise ; mais doit être fier et hardi comme un lion, quand il a le bassinet en la tête et il voit ses ennemis. Et pour ce que je vueil que vous montrez huy prouesse là où il appartiendra à montrer, je vous envoie et ordonne au premier chef de la bataille. Or, faites tant que vous y ayez honneur, car autrement vos éperons ne seroient pas bien assis. » Chacun nouveau chevalier répondoit à son tour, et disoit en passant outre devant le roi : « Sire, nous ferons bien, si Dieu plaît, tant que nous en aurons la grâce et l’amour de vous. »

Ainsi se ordonnèrent les Portingalois que je vous dis, et se fortifièrent près de l’église de Juberot en Portingal. Et n’y ot ce jour nul Anglois qui voulsist devenir chevalier ; si en furent bien les aucuns requis et admonestés du roi, mais ils s’excusèrent pour ce jour. Et vous parlerons de l’ordonnance des Espaignols, comment ils s’ordonnèrent contre les Portingalois.

Or retournèrent devers le roi Jean de Castille et les chevaliers et écuyers et gens d’armes de France et de Gascogne, qui là étoient, les chevaucheurs de leur côté, lesquels ils avoient envoyés pour aviser leurs ennemis ; et rapportèrent telles nouvelles en disant ainsi : « Sire roi, et vous barons et chevaliers qui cy êtes présens, nous avons chevauché si avant que proprement nous avons vu les ennemis ; et selon ce que nous pouvons aviser et considérer, ils ne sont pas dix mille hommes en toute somme ; et se sont traits vers le moûtier de Juberot, et droit là se sont-ils arrêtés et mis en ordonnance de bataille ; et là les trouvera qui avoir les voudra. » Adonc appela le roi de Castille son conseil, et par espécial les barons et chevaliers de France, et leur demanda quelle chose en étoit bon à faire ; et fut en l’heure répondu : « Sire, c’est bon que ils soient combattus. Nous n’y véons autre chose ; car, selon ce que ont rapporté nos chevaucheurs, ils sont effrayés et en grand’doute, pourtant que ils se sentent loin de toutes forteresses où ils se puissent retraire. Lusseboune leur est loin à six lieues ; ils n’y peuvent courir à leur aise que ils ne soient r’atteints sur le chemin, non si ils ne prenoient ce soir l’avantage de la nuit. Si conseillons, sire roi, puisque nous savons où ils sont, que nous ordonnions nos batailles et les allions combattre, endementres que vos gens sont entalentés de bien faire. » — « Est-ce vos paroles, dit le roi à ceux de son pays, c’est à savoir à messire Da Ghomez Mendouch, messire Digho Per Serment[1], Pierre Goussart de Mondesque et Pierre Ferrant de Valesque et le grand-maître de Caletrave ; lesquels répondirent à la parole du roi et à sa demande, et dirent : « Monseigneur, nous avons bien entendu ces chevaliers de France, et véons et oyons que ils vous conseillent à aller chaudement combattre vos ennemis : nous voulons bien que ils sachent, et vous aussi, que, avant que nous soyons jusques à là et entrés en eux, il sera tard, car vous véez le soleil comment il tourne, et si n’avons encore pas ordonné nos batailles. Si est bon que nous attendons le matin, et les approchons de si près que nous sachions par nos espies et par nos chevaucheurs, que nous espartirons sur les champs en plusieurs lieux, leur contenement ; afin que, si il avient ainsi que sur le point de mie-nuit ils se délogeassent et se voulsissent retraire, nous nous délogerions aussi. Ils ne nous peuvent fuir ni échapper ; ils sont en plein pays ; il n’y a place, ni lieu fort, excepté le lieu où ils sont, de ci à Lussebonne, que nous ne les puissions avoir à notre aise ; et ce conseil nous vous donnons. »

Adonc se tut le roi un petit, et abaissa la tête ; et puis regarda sur les étrangers, et lors parla messire Regnault Lymousin, lequel étoit, si comme vous savez, maréchal de tout l’ost. Et dit, pour complaire aux François, en langage espaignol, afin qu’il fût mieux ouï et entendu, car bien le savoit parler, tant avoit-il été longuement nourri entre eux ; et tourna sa parole sur les Espaignols qui de-lez lui étoient et qui ce conseil donné avoient : « Vous, seigneurs, si les nomma tous autour par noms et par surnoms, car bien les connoissoit, comment pouvez-vous être plus sages de batailles ni mieux usagés d’armes que cils vaillans chevaliers qui ci sont présens ? Comment pouvez-vous deviser sur eux ni ordonner, fors que par chose qui soit de nulle valeur, car ils ne firent oncques en leur vie autre chose fors que traveiller de royaume en royaume pour trouver et avoir fait d’armes ? Comment pouvez ou osez rien deviser ou ordonner sur leur parole ni dédire leur avis, qui est si haut et si noble que pour garder l’honneur

  1. Diego Perez Sarmiento.