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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

du roi et de son royaume, duquel vous avez plus grand’part que ils n’aient ; car vous y avez votre héritage et votre corps, et il n’y ont que leurs corps singulièrement, lesquels tout premièrement ils veulent aventurer ; et jà ont-ils requis au roi et prié que ils aient la première bataille, et le roi encore leur en a à répondre. Or regardez donc la grand’vaillance d’eux quand tous premiers ils se veulent pour vous et offrent à aventurer. Il pourroit sembler à aucuns que vous auriez envie sur eux, et que vous ne voudriez pas que profit et honneur leur vînt, ou que le roi eût victoire de ses ennemis qui l’ont guerroyé par plusieurs fois, tant que ils fussent en votre compagnie. Et bonnes gens d’armes qui tendent à toute perfection d’honneur ne doivent pour cela regarder, ni convoiter, mais être tout uns et d’un accord et d’une volonté. Et outre encore, par vous et par votre conseil, est le roi, monseigneur qui ci est, sur les champs ; et a tenu longuement et à grands coûtages et à grands frais de lui et de ses gens le siége devant Lussebonne, où oncques il ne put avoir l’aventure de guerroyer ou faire bataille, jusques à ce que le roi qui s’escript de Portingal, et qui n’a nul droit à la couronne, car il est bâtard non dispensé, se soit trait sur les champs. Or est-il maintenant avecques ce qu’il a d’amis, mais plenté ne sont-ils pas ; car si il avient que ils se retraient cauteleusement et que nous les perdons et que point ne soient combattus, vous vous mettez en aventure que le peuple de ce pays vous queurre sus et vous occie, ou que le roi vous tienne pour traîtres et vous tolle les tête et vos terres. Si n’y vois nul bon moyen pour vous, fors que le taire et laisser convenir ceux qui plus en ont vu de telles besognes que vous ne vîtes oncques ni ne verrez jamais. »

À ces mots leva le roi d’Espaigne la tête, et fut par semblant grandement réjoui des paroles que messire Regnault Lymousin ot dites, et les Espaignols furent tous ébahis ; et cuidèrent pour l’heure avoir plus mespris que ils ne firent, car combien que le chevalier les reprensist et leur allât à contraire, si avoit-il bien parlé et loyaument conseillé le roi que on ne pouvoit mieux ; mais vaillance et franchise le fit parler, et pour complaire aux chevaliers et escuyers étrangers dont il y avoit là grand’foison qui désiroient à avoir la bataille.

Tous se turent, et le roi parla et dit : « Je vueil que, au nom de Dieu et de monseigneur Saint-Jacques, soient combattus nos ennemis. Et ceux qui veulent être chevaliers se traient avant et viennent çà, je leur donnerai l’ordre de chevalerie, en l’honneur de Dieu et de saint George. » Là se trairent avant grand’foison d’escuyers de France et de Berne ; et là furent faits chevaliers de la main du roi : messire Roger d’Espaigne, ains-né fils à messire Roger, de la comté de Foix, messire Bertran de Barége, messire Pierre de Salebière, messire Pierre de Valencin, messire Guillaume de Ker, messire Augiers Solenare, messire Pierre de Vaude, messire Geoffroy de Partenay, messire Guillaume de Montdigy ; et tant que uns que autres il en y ot bien cent et quarante, lesquels prindrent de grand’volonté l’ordre de chevalerie ; et mirent hors premièrement plusieurs barons de Berne leurs bannières, et aussi plusieurs de Castille. Et aussi fit messire Jean de Rie.

Là pussiez voir entre ces nouveaux chevaliers toute frisqueté, joliveté et apperteté ; et se maintenoient si bel et si courtoisement que grand’plaisance étoit du regarder. Et étoient, comme je vous dis, une belle grosse bataille. Si s’en vinrent devant le roi le sire de Lignac et les autres, de quelque nation que ils fussent. Puisque ils n’étoient point des Espaignols et que ils étoient des étrangers, on les tenoit ou nommoit François. Et dirent au roi et requirent eux tous ensemble, et mêmement les plus notables armés de toutes pièces hors mis le bassinet : « Sire roi, nous vous sommes de grand’volontë et de lointain pays venus servir. Si nous faites celle grâce que nous ayons la première bataille. » — « Je la vous accorde, dit le roi, au nom de Dieu et de saint Jacques et de monseigneur Saint George, qui soient en votre armée. » Là distrent les Espaignols tout bas l’un à l’autre : « Regardez, pour Dieu, regardez comment notre roi se confie du tout en ces François. Il n’a nulle parfaite confiance à autrui que à eux. Ils auront et ont la première bataille. Ils ne nous prisent pas tant que ils nous appellent avecques eux. Ils font leur fait et leur arroi à part eux ; et nous ferons le nôtre à part nous ; et par Dieu nous les lairons combattre et convenir de leur emprise. Jà ont-il dit, et se sont vantés, que ils sont gens assez pour déconfire les Por-