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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

conforter ses gens : « Avant ! bonnes gens d’armes, combattez-vous et défendez de grand’volonté ; car votre sire est en votre main ; et si plus n’en y a que ceux-ci, nous n’avons garde ; et si je me connus oncques en ordonnance de bataille, ceux-ci sont nôtres. » Ainsi reconfortoit le roi de Portingal ses gens qui se corabattoient vaillamment, et avoient enclos en leur fort de Juberot les premiers venans et assaillans desquels ils mettoient grand’foison à mort et à merci.

Bien est vérité que la première bataille dont je vous fais mention, que ces barons et chevaliers de Berne et de France conduisoient et gouvernoient, cuida être autrement et plus prestement confortée des Espaignols que elle ne fut ; car si le roi de Castille et sa grand’route, où bien avoit vingt mille hommes, fussent venus par une autre part assaillir les Portingalois, on dit bien que la journée eût été pour eux ; mais ils n’en firent rien, pour quoi ils y eurent blâme et dommage. Aussi, au voir dire, la première bataille assembla trop tôt, mais ils le faisoient pourtant qu’ils en vouloient avoir l’honneur, et pour les paroles tenir en voir et en grâce, lesquelles avoient été dites devant le roi.

D’autre part les Espaignols, si comme je fus informé, se feignoient de non venir si très tôt ; car ils n’avoient pas bien en grâce les François ; et avoient jà dit avant : « Laissez-les convenir et lasser ; ils trouveront bien à qui parler. Ces François sont trop grands vanteux et hautains, et aussi notre roi n’a fiance parfaite fors en eux ; et puisque il veut et consent qu’ils aient l’honneur de la journée pour eux, nous leur lairons bien avoir ; ou nous l’aurons tout entièrement, ou ils l’auront à leur entente. » Par ce parti se tenoient les Espaignols en une grosse bataille, où bien avoit vingt mille hommes, tous cois sur les champs, et ne vouloient aller en avant ; dont moult en ennuyoit au roi, mais amender ne le pouvoit ; car les Espaignols disoient, pour tant que nul ne retournoit de la bataille : « Monseigneur, c’est fait ; cils chevaliers de France ont déconfit vos ennemis. La journée et l’honneur de la victoire sera pour eux. » — « Dieu le doint, dit le roi, or chevauchons un petit avant. »

Lors chevauchèrent-ils tout le pas serré, espoir loin le trait d’une arbaleste, et puis s’arrêtèrent. Au voir dire, c’étoit grand’beauté de voir leur contenement et acesmement, tant étoient bien montés et bien armés de toutes pièces. Et entrementes les François se combattoient, ceux qui étoient descendus de leurs chevaux et qui tant de loisir avoient pu avoir pour descendre. Et sachez que plusieurs chevaliers et escuyers y firent grand’foison d’appertises d’armes de l’une part et de l’autre ; car quand les lances leur faillirent, ils se prirent à leurs haches, et en donnoient sur ces bassinets de moult horribles horions dont ils se meshaignoient et occioient.

Qui est en tel parti d’armes comme les François et les Portingalois étoient à Juberot, il faut que il attende l’aventure, voire si il ne veut fuir ; et en fuyant avient que il y a plus de périls que il n’y a au plus fort de la bataille ; car en fuyant on chasse, on fiert, on tue ; et en bataille, quand on voit qu’on a du pieur, on se rend ; si est-on gardé pour être prisonnier, car pas n’est mort qui est prisonnier. On ne peut pas dire ni recorder que les chevaliers et escuyers de France, de Bretagne, de Bourgogne et de Berne qui là étoient ne se combattissent très vaillamment, mais ils eurent de pleine venue trop dure encontre ; et tout ce firent les Anglois, par le conseil que ils donnèrent de la place fortifier. Là furent à celle première bataille les Portingalois plus forts que leurs ennemis. Si les mirent à merci, et furent tous morts ou pris ; petit s’en sauvèrent. Mais toutefois à ce commencement ils eurent bien mille chevaliers et escuyers prisonniers, dont ils avoient grand’joie ; et ne cuidoient pour le jour avoir plus de bataille, et faisoîent très bonne chère à leurs prisonniers, et disoit chacun à son prisonnier : « Ne vous ébahissez de rien, vous êtes conquis vaillamment par beau fait d’armes. Si vous ferons très bonne compagnie, si comme nous voudrions que vous fesissiez si nous étions au parti d’armes où vous êtes ; mais il faut que vous en veniez reposer et rafreschir en la bonne cité de Lussebonne, nous vous y tiendrons tout aise. » Et ceux à qui ces paroles s’adressoient répondoient et disoient : « Grands mercis ! » Là se rançonnoient et mettoient à finance les aucuns sur la place, et les autres vouloient attendre l’aventure ; car bien imaginoient que la chose ne demeureroit pas ainsi et que le roi d’Espaigne et sa grosse bataille les viendroit tantôt délivrer.