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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

leur pas, si comme il avoient fait par devant quand l’avant-garde les vint assaillir. À celle heure commençoit le soleil à esconser. Et veci le roi de Castille entrés puissant arroy, à bannières déployées, et montés toutes gens sur chevaux couverts en écriant : Castille ! et entrent en ce pas qui fortifié étoit. Là furent-ils reçus aux lances et aux haches. Et greva de première venue le trait grandement leurs chevaux ; et en y ot pour ce parti plusieurs morts et affoulés. Encore ne savoient pas le roi de Castille ni ses gens le grand meschef qui étoit avenu à l’avant-garde, ni que les François fussent morts, mais cuidoient que ils fussent tous prisonniers, si les vouloient rescourre ; mais c’étoit trop tard, si comme vous avez ouy. Là ot dure bataille et fière, et maint homme renversé par terre. Si ne l’eurent pas le Portingalois d’avantage, mais leur convint vaillamment et hardiment combattre, autrement ils eussent été déconfits et perdus. Et ce qui les sauvoit et garantissoit le plus, étoit ce qu’on ne les pouvoit approcher fors que par un pas. Là descendit le roi de Portingal à pied, et prit sa hache, et s’en vint sur le pas et y fit merveilles d’armes, et en abattit trois ou quatre des plus notables, tant que tous le ressoingnoient ; et laissèrent approcher ses gens leurs ennemis, ni aussi n’y osoient approcher, pour la doutance des grands horions que le roi leur donnoit et délivroit à tous lez. Je vous dirai une partie de la condition des Espaignols.

Voir est que à cheval, de première venue, ils sont de grand bobant et de grand courage et hautain, et de dur encontre à leur avantage, et se combattent assez bien à cheval. Mais si très tôt comme ils ont jeté deux ou trois dardes et donné un coup d’épée, et ils voient que leurs ennemis ne se déconfisent point, ils se doutent, et retournent les freins de leurs chevaux et se sauvent, qui sauver se peut. Encore jouèrent-ils là de ce tour et de ce métier, car ils trouvèrent leurs ennemis durs et forts, et aussi frais à la bataille que doncques que point en devant ne se fussent combattus en la journée, dont ils en furent plus émerveillés et ébahis. Et avoient encore les Espaignols grand’merveille que tous ceux de l’avant-garde étoient devenus, car ils n’en véoient nul, ni nouvelles nulles n’en oyoient, et plus venoit et plus avesprissoit[1]. Là furent Espaignols en dure journée et vesprée, et la fortune de la bataille dure et mauvaise pour eux, car tous ceux qui entrèrent au fort des Lussebonnois, par vaillance et pour faire fait d’armes, furent tous morts ; ni on ne prenoit homme nul à rançon, comme haut ni noble qu’il fût. Ainsi l’avoient les Lussebonnois ordonné, car ils ne se vouloient pas charger de nul prisonnier. Si furent là morts et occis sur la place, des gens du roi de Castille, ceux qui s’ensuivent, et tous hauts barons. Messire Da Gome Mendrich, messire Digo Per Serment, messire Dam Pierre de Re Serment, messire Maurich de Versaulx, le grand-maître de Calatrave et un sien frère qui fut ce jour là fait chevalier, qui s’appeloit Digo Mores, messire Pierre Goussart de Mondesque, Dam Ferrant de Valesque, Dam Pierre Goussart de Séville, Dam Jean Ra Digo de Hoies, le grand maître de Saint-Jacques, messire Ra Digo de la Roselle, et bien soixante barons et chevaliers d’Espaigne ; ni oncques à la bataille de Nadres où le prince de Galles déconfit le roi D. Henry, il n’y ot morts tant de noble gent de Castille comme il y ot à la besogne de Juberot, qui fut en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et cinq, par un samedi, le jour de Notre-Dame de la mi-août.

Quand le roi de Castille entendit et vit que ses gens se perdoient ainsi et se déconfisoient, et que l’avant-garde étoit toute nettement déconfite sans recouvrer, et que messire Regnault Limousin, son maréchal, étoit mort, et toute la noble chevalerie tant de son royaume comme de France qui là l’étoient venu servir de moult grand’volonté, si fut durement courroucé ; et ne sçut quel conseil prendre, car il véoit ses gens fuir de toutes parts et eux déconfire, et oyoit que on lui disoit : « Monseigneur, partez-vous-en, il est temps ; la chose gît en trop du parti. Vous ne pouvez pas tout seul déconfire vos ennemis ni recouvrer vos dommages. Vos gens fuient de tous côtés. Chacun entend à soi sauver. Or vous sauvez aussi, si vous faites que sage ; si la fortune est huy contre vous, une autre fois vous l’aurez meilleure. »

Le roi de Castille crut conseil, et chevaucha cheval, et monta sur un coursier frais et nouvel que on lui ot appareillé, sur lequel nul n’avoit monté ce jour, lequel coursier étoit grandement bon à la course et léger. Si férit le roi des éperons et

  1. C’est-à-dire, plus il se faisait tard.