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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

de Lussebonne, et le mardi le roi entra en la ville atout grand peuple, et à grand’gloire et à grand triomphe. Et fut mené à grand’foison de menestrels, et à processions, de toutes les gens des églises de Lussebonne qui étoient venus à l’encontre de lui jusques au palais. Et en chevauchant parmi les rues, toutes gens et mêmement enfans faisoient au roi fête, honneur, inclination et révérence, et crioient et disoient à haute voix : « Vive le noble roi de Portingal, auquel Dieu a fait tant de grâce, qu’il lui a donné victoire sur le puissant roi de Castille, et a obtenu la place et déconfit ses ennemis ! »

Par celle belle journée que le roi Jean de Portingal ot sur le roi Jean de Castille, en ce temps que je vous recorde, eschéit-il tellement en la grâce et en l’amour de tout le royaume de Portingal, que tous ceux qui, par avant la bataille, dissimuloient à l’encontre de lui, vinrent à Lussebonne lui faire serment et hommage, et lui dirent qu’il étoit digne de vivre, et que Dieu l’aimoit quand il avoit déconfit plus puissant roi que il n’étoit, et que bien étoit digne de porter couronne.

Ainsi demoura le roi en la grâce de ses gens, et par espécial de toute la communauté du dit royaume.

Or parlons un petit du roi de Castille, qui retourna après qu’il fut déconfit à Saint-Yrain, regrettant et pleurant ses gens, et maudissant la dure fortune que il avoit eue quand tant de noble chevalerie de son pays et du royaume de France étoit demeurée sur les champs. À celle heure que il entra en la ville de Saint-Yrain ne savoit-il pas encore le grand dommage que il avoit eu et reçu : mais il le sçut le dimanche, car il envoya ses hérauts cercher les morts. Et cuidoit bien que la greigneur partie des barons et des chevaliers que les hérauts trouvèrent morts sur la place fussent prisonniers aux Portingalois, mais non étoient, ainsi comme il apparoît. Or fut-il durement courroucé, et tant qu’on ne le pouvoit rapaiser ni reconforter, quand les hérauts retournèrent et rapportèrent les certaines nouvelles des occis. Et dit et jura : que jamais il n’auroit joie quand tant de noble chevalerie étoit morte par sa coulpe, et que ce ne faisoit point à recouvrer. « Non, disoit le roi, si je avois conquis le royaume de Portugal. »

Au chef de trois jours que le roi se tenoit à Saint-Yrain, vint en la ville et devers le roi son chevalier, qui s’appeloit messire Martin Harens, et rapporta le bassinet du roi, qui étoit prisé vingt mille francs par les riches pierres qui étoient sus ; et jà avoit-on parlé en l’hôtel du roi moult largement sus lui ; et avoient dit les aucuns par envie que cauteleusement et frauduleusement il étoit parti, et que plus il ne retourneroit. Quand le chevalier fut revenu, il alla devers le roi, et se jeta à genoux, et s’excusa de bonne manière, tant que le roi et son conseil le tinrent bien pour excusé. Ainsi demeura la chose en cel état, et retourna le roi de Castille, au quinzième jour que il fut venu à Saint-Yrain, à Burges en Espaigne, et donna à toutes manières de gens d’armes congé. Adonc y ot moyens et traités entre le roi d’Espaigne et le roi de Portingal ; et furent prises unes trèves entre eux à la Saint-Michel, durant jusques au premier jour de mai, à durer entre ces deux rois, leurs royaumes et leurs alliés, par mer et par terre. Si furent les corps des barons et des chevaliers qui à Juberot avoient été occis, ensépulturés en l’église de Juberot et ens ès églises là environ, et les os de plusieurs rapportés par leurs gens en leur pays.

CHAPITRE XXII.

Comment un malin esprit nommé Orton servit par un temps le sire de Gorasse, et lui rapportoit nouvelles de par tout le monde d’huy à lendemain.


Grand’merveille est à penser et à considérer de une chose que je vous dirai, et qui me fut dite en l’hôtel du comte de Foix à Ortais, et de celui mêmement qui me informa de la besogne de Juberot, et de tout ce qui avenu étoit sus le voyage ; et je vous dirai de quoi ce fut, car depuis que l’écuyer n’ot conté son conte, lequel je vous éclaircirai ensuivant, certes je y ai pensé cent fois et penserai tant que je vivrai.

« Voir est et fut, ce me conta l’écuyer, que à lendemain que la besogne fut avenue à Juberot, si comme ci-dessus il vous est conté, le comte de Foix le sçut, dont on ot grand merveille comment ce pouvoit être ; et le dimanche tout le jour, et le lundi, et le mardi ensuivant, il fit à Ortais en son chastel si mate et si simple chère que on ne pouvoit extraire parole de lui ; et ne voult oncques ces trois jours issir de sa chambre, ni parler à chevalier ni à écuyer tant prochain que il