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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

plus jamais voir. » — « Or, dit Orton, vous me verrez demain ; et prenez bien garde que la première chose que vous verrez, quand vous serez issu hors de votre chambre, ce serai-je. » — « Il suffit, dit le sire de Corasse ; or, t’en va meshuy, je te donne congé, car je vueil dormir. »

« Orton se partit. Quand ce vint à lendemain à heure de tierce que le sire de Corasse fut levé et appareillé, si comme à lui appartenoit, il issit hors de sa chambre et vint en unes galeries qui regardoient en-mi la cour du chastel. Il jette ses yeux, et la première chose que il vit, c’étoit que en sa cour a une truie la plus grande que oncques avoit vu ; mais elle étoit tant maigre que par semblant on n’y véoit que tes os et la pel ; et avoit les tettes grandes et longues et pendantes et toutes écartées, et avoit un musel long et tout affamé. Le sire de Corasse s’émerveilla trop fort de celle truie, et ne la vit point volontiers, et commanda à ses gens : « Or tôt, mettez les chiens hors, je vueil que celle truie soit pillée. » Les varlets saillirent avant et defremèrent le lieu où les chiens étoient et les firent assaillir la truie. La truie jeta un grand cri et regarda contremont sur le seigneur de Corasse qui s’appuyoit devant sa chambre à une étaie. On ne la vit oncques puis, car elle s’esvanouit, ni on ne sçut que elle devint. Le sire de Corasse, rentra en sa chambre tout pensif, et lui alla souvenir de Orton, et dit : « Je crois que j’ai huy vu mon messager ; je me repens de ce que j’ai huyé et fait huier mes chiens sur lui ; fort y a si je le vois jamais, car il m’a dit plusieurs fois que sitôt que je le courroucerois je le perdrois et ne revenroit plus. » Il dit vérité : oncques puis ne revint en l’hôtel du seigneur de Corasse et mourut le chevalier dedans l’an ensuivant.

« Or vous ai-je recordé de la vie de Orton et comment il servit un temps de nouvelles trop volontiers le seigneur de Corasse. » — « Il est vérité, dis-je à l’écuyer qui le conte m’avoit fait et dit. À ce propos pourquoi vous le commençâtes, le comte de Foix est-il servi d’un tel messager ? » Répondit l’écuyer : « En bonne vérité, c’est l’imagination de plusieurs hommes de Berne que oil ; car on ne fait rien au pays ou ailleurs aussi, quand il y met parfaitement sa cure, que il ne sache tantôt, et quand on s’en donne le mieux de garde. Ainsi fut-il des nouvelles que il dit des bons chevaliers et écuyers de ce pays qui étoient demeurés en Portingal. Et toutefois la grâce et renommée que il a de ce, lui fait grand profit ; car on ne perdroit pas céans une cueillier d’or ou d’argent, ni rien qui soit, que il ne le sçut tantôt. »

Atant pris-je congé à l’escuyer, et trouvai autre compagnie avec laquelle je m’ébattis et déportai ; mais toutefois je mis bien en mémoire tout le conte que il m’avoit dit, ainsi comme il appert.

Je me souffrirai un petit à parler des besognes de Portingal et d’Espaigne, et vous parlerai des besognes de la Languedoc et de France.

CHAPITRE XXIII.

Comment le siége fut mis devant Brest en Bretagne, et comment plusieurs forteresses anglesches d’environ le pays de Toulouse furent recouvrées et faites françoises.


En ce temps que ces avenues se portoient telles, en Castille et ens ès lointaines marches, fut ordonné de par messire Olivier de Cliçon, connétable de France, à mettre une bastide devant le fort en garnison du chastel de Brest en Bretagne[1], que les Anglois tenoient et avoient tenu long-temps, ni point ne s’en vouloient partir, ni pour le roi de France ni pour le duc de Bretagne à qui il en appartenoit ; et en avoient plusieurs fois escript devers le dit duc, le duc de Berry et le duc de Bourgogne et le conseil du roi ; car lors, si comme vous savez, le jone roi de France étoit au gouvernement de ses oncles ; et avoient prié au duc de Bretagne que il voulsist mettre cure et diligence à conquérir son héritage, le chastel de Brest, qui grandement étoit au préjudice de lui quand Anglois le tenoient. Le duc, tant par la prière des dessus dits nommés que pour ce aussi que il vit volontiers que il fut sire de Brest, car on dit en plusieurs lieux que il n’est pas duc de Bretagne qui n’est sire de Brest, avoit une fois mis siége devant, mais rien n’y avoit fait et s’en étoit parti ; et disoit que on n’y pouvoit rien faire. Dont aucuns chevaliers et escuyers de Bretagne murmuroient en derrière, et disoient que il se dissimuloit, et que ceux qui le tenoient étoient ses grands amis, et ne voudroit pas, pour toutes paix, que il fût en ses mains ni en la saisine du roi de France ; car si les François le tenoient, il n’en seroit point

  1. Les grandes Chroniques mettent ce siége de Brest en l’année 1386.