Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/457

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1385]
451
LIVRE III.

ques en étroite prison et n’eurent point conseil de le faire mourir, mais toudis tinrent-ils Famagouse. Je ne sais si ils la tiennent encore. Or mourut sus son lit le jeune fils au roi de Chipre[1] dont les Gennevois furent moult courroucés, mais amender ne le purent. Et demeura la terre sans hoir. Je ne sais qui la gouverne maintenant, mais en l’an que je fus en l’hostel du comte de Foix[2], il me fut dit d’un chevalier de Berne, le seigneur de Valencin, que les Gennevois y avoient grand’part et tenoient Famagouse ; et avoit le pays courronné à roi ce Jacques par défaut de hoir. Ne sais comment ni par quelle manière il étoit issu et délivré hors des mains et de la prison des Gennevois.

Quand le roi Léon d’Arménie vint premièrement en France devers le roi et les seigneurs, on lui fit bonne chère ; ce fut raison, car il étoit venu de lointain pays ; et sçut-on par lui et par ses gens toutes nouvelles du royaume de Grèce et de l’empire de Constantinoble ; car bien sachez, il fut enquis et examiné justement de la puissance des Turcks et des Tartres, et lesquels l’avoient mis et bouté hors de son royaume. Tant comme à ces enquêtes et demandes le roi d’Arménie répondit que le grand Cakem[3] de Tartarie lui avoit toujours fait guerre et lui avoit tollu son royaume. « Et ce Cakem de Tartarie, demandèrent ceux qui parloient à lui, est-il si puissant homme ? » — « Oil voir, dit-il, car par puissance il a soumis, avecques l’aide du soudan, l’empereur de Constantinoble. » — « Est donc Constantinoble, demandèrent les seigneurs, à la loi des Tartres ? » — « Nennil, dit-il, mais le Cakem et le soudan ont guerrié longuement l’empereur de Constantinoble ; et a convenu enfin, autrement l’empereur ne pouvoit avoir paix, que l’empereur de Constantinoble, qui fut fils madame Marie de Bourbon et fils de l’empereur Hugues de Lusignan[4] ait donné par mariage sa fille au fils du Cakem[5] ; mais l’empereur demeure en sa loi, et tous les siens aussi, parmi la conjonction de ce mariage.

Adonc fut demandé quelle chose le comte Amé de Savoie, qui fut si vaillant homme, quand il fut par delà à grand’puissance de gens d’armes chevaliers et écuyers, y avoit fait. Il en répondit ainsi : « Quand le comte de Savoie fut en l’empire de Bouguerie et il fit guerre aux Turcs et aux Tartres si avant comme il pot, plenté ne fut-ce pas, toutefois par vaillance il conquit sur les Tartres et sur la terre du soudan la bonne ville et grosse de Kalipoli, et la obtint, et y laissa gens pour la garder et défendre ; et se tint la ville toujours, le comte de Savoie retourné en son pays[6], tant que le bon roi Pierre de Chypre vesqui. Mais sitôt que le soudan et le Cakem de Tartarie sçurent que il étoit mort[7], ils ne doutèrent en rien l’empereur de Constantinoble, et mistrent sus bien cent mille chevaux, et vindrent courir devant Constantinoble ; et de là ils allèrent mettre le siége devant Kalipoli, et le reconquirent de force, et occirent tous les Chrétiens qui dedans étoient. Et depuis ont-ils fait à l’empereur de Constantinoble si grand’guerre que toute sa puissance n’a pu résister encontre eux ; et lui eussent tollu son empire, si ne fut par le moyen de sa fille, que le fils du grand Cakem de Tartre

  1. Il mourut en 1382, après six mois de langueur, âgé de 26 ans, sans laisser d’enfans.
  2. Froissart était chez le comte de Foix en 1388, et à cette époque le sénéchal oncle de Pierrin régnait en Chypre. Aussitôt la mort de Pierrin, le baron Jean de Briès avait été nommé régent du royaume, et on lui avait adjoint douze des principaux nobles de l’île pour administrer les affaires jusqu’au retour de Jacques, prisonnier à Gênes. Les Génois consentirent à laisser partir Jacques, à condition qu’il leur cèderait à perpétuité la ville de Famagouste avec deux lieues de terrain à la ronde, et qu’on leur accorderait de plus certains avantages commerciaux. Tout leur fut accordé, et Jacques, délivré de sa prison avec sa femme et son fils Janus, qui venait de naître en prison, arriva en Chypre en 1384.
  3. Il s’agit ici probablement du Khakan des Tartares. Khakan est le titre suprême des souverains de la Perse. À l’époque où le roi d’Arménie perdit son royaume, l’autorité du Khakan sur tous les autres souverains de l’Asie-Mineure n’était plus guère que nominale. Ce titre est au nombre de ceux que porte aujourd’hui l’empereur de Constantinople.
  4. Hugues de Lusignan n’épousa point Marie de Bourbon, mais Alix d’Italie, et aucun de ses trois fils ne devint empereur de Constantinople. Il y aura là quelque méprise fondée sans doute sur ce que la famille qui occupait le trône de Constantinople s’est souvent alliée avec les Lusignan.
  5. L’histoire rapporte plusieurs mariages entre la famille impériale de Constantinople et le khakan. Mais peut-être s’agit-il ici tout simplement de Cantacuzène, qui en 1341 partagea le trône avec J. Paléologue, et maria sa fille à Théodore Orkhan, sultan des Turcs, père d’Amurat.
  6. Amédée VI, de Savoie, dit le Comte Verd, passa en 1366 en Orient, où il battit les Turcs et reprit Gallipoli sur eux.
  7. Pierre Ier de Chypre mourut le 18 janvier 1372.