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LIVRE III.

mer ; et fis tant, par la grâce de Dieu, que je arrivai à Melles-de-Bourch ; si m’accointa l’homme qui étoit avecques moi du chevalier cy dessus nommé, lequel je trouvai gracieux, sage et honorable, courtois et accointable ; et fus de-lez lui six jours ou environ, et tant comme il me plut à y être environ le jour, car il gissoit là par défaut de vent.

Cil m’acointa et informa de toutes les besognes advenues entre le royaume de Castille et le royaume de Portingal, depuis la mort du roi Ferrant jusques au jour qu’il étoit issu hors du dit royaume ; et si doucement et si arréement le me contoit, et tant volontiers, que je prenois grand’plaisance à l’ouïr et à l’escripre. Et quand je fus informé de tout ce que je voulois savoir, et vent fut venu, il prit congé à moi et entra en une carraque, grande et forte assez pour aller par mer par tout le monde, et pris congé à lui dedans le vaissel. Aussi firent plusieurs riches marchands de son pays qui l’étoient venu voir de Bruges, et les bonnes gens de Melle-de-Bourch. En sa compagnie étoit le fils du comte Novaire[1] de Portingal, et plusieurs chevaliers et écuyers du dit royaume, mais on lui faisoit honneur dessus tous ; et certainement, à ce que je pus voir et imaginer de son état, de son corps et de son affaire, il le valoit, car bien avoit forme, taille et encontre de vaillant et de noble homme. Or retournai depuis à Bruges et en mon pays : si ouvrai sur les paroles et relations faites du gentil chevalier, messire Jean Ferrant Perceck[2], et chroniquai tout ce que de Portingal et de Castille est advenu jusques à l’an de grâce mille trois cent quatre vingt et dix.

CHAPITRE XXIX.

Comment ceux de Portingal envoyèrent messages en Angleterre pour dire et noncier les nouvelles de leur pays au roi et aux grands seigneurs d’Angleterre.


Or, dit le conte, que après ce que le roi Jean de Portingal ot déconfit en bataille le roi Jean de Castille au champ de Juberot, près de l’abbaye que on dit au pays à l’Acabasse[3], où tant de nobles gens chevaliers et escuyers du royaume de France et de Gascogne et du royaume de Castille furent morts, et que le roi Jean de Portingal, pour celle belle et victorieuse journée, fut moult élevé, redouté et honoré des Portingalois, et qu’il fut reçu en la cité de Lussebonne, à son retour de la bataille, à grand’gloire de tout le peuple et à grand triomphe, la couronne de laurier au chef, si comme anciennement souloient les rois faire, quand ils victorioient et vainquoient ou desconfisoient un roi en bataille ; et en ot la cité de Lussebonne joie et revel, et tenu grand’fête ; avant le département des barons et chevaliers qui là étoient, et les consaux des bonnes villes et cités du dit royaume, un parlement fut fait et ajourné ; pour avoir consultation et avis des besognes du royaume, et comment à leur honneur ils se pourroient chevir et persévérer, et tenir leur opinion ferme et estable et en honneur. Car, si comme aucuns sages du pays disoient, or à prime venoit le fort de regarder entr’eux et avoir conseil, comment ils se pourroient tellement fortifier contre le roi de Castille et sa puissance que ils demeurassent honorablement en leur victoire, et que toujours ils le pussent multiplier et exaulser.

À ce parlement qui fut à Lussebonne, en l’église cathédrale, que on dit de Saint-Dominique, ot plusieurs paroles proposées et récitées et mises avant, lesquelles ne sont pas toutes à réciter ni à recorder : mais l’arrêt du parlement fut tel, que on envoieroit en Angleterre, devers le duc de Lancastre, qui se clamoit l’héritier du royaume de Castille, de par madame Constance, sa femme, laquelle avoit été fille aînée du roi Damp Piètre ; et lui escriproit-on ainsi : que si jamais il vouloit clamer droit au royaume de Castille ni ses besognes remettre sus qui avoient été un long temps en balance et en aventure d’être perdues, il venist en Portingal atout une bonne charge de gens d’armes et d’archers, car il en étoit temps. Lors fut là dit et parlementé par beau langage du comte de Novaire, connétable de Portingal[4] : « Puisque nous sommes d’accord

  1. On verra plus tard que le nom de Novaire est mis là pour Nuño Alvarez.
  2. Joam Fernand Pacheco.
  3. Alcobaça.
  4. Nuño Alvarez Pereira, qui avait si efficacement contribué à donner le trône à son ami, le grand maître d’Avis, fut nommé par lui connétable de Portugal, aussitôt son avénement à la couronne. Nuño Alvarez est le héros le plus célèbre de l’histoire de Portugal. J’ai entre les mains deux chroniques portugaises, une chronique latine et un poème épique, consacrés uniquement à célébrer ses exploits. Il maria ses filles à des souverains et se trouva ainsi allié à la plupart des familles royales de l’Europe, et cependant son nom n’est pas même mentionné dans un