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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Jean Ferrant Andère un chevalier de Portingal, car le roi Ferrant n’avoit conseil fors en lui. Si demanda bien le roi à sa fille lequel elle avoit plus cher pour son mari ; elle avoit répondu que elle aimoit mieux Jean d’Angleterre que Jean de Castille. Le père lui avoit demandé pourquoi ; elle avoit dit, pourtant que Jean étoit beaux enfès et de son âge, afin que elle n’eût le roi de Castille ; et bien l’avoit dit au roi Ferrant son père ; mais le roi, pour paix avoir aux Espaignols, pourtant que ils lui marchissent de tous côtés, l’avoit là mariée ; et à ce mariage faire et au demarier son fils, avoit rendu grand’peine le dit chevalier de Portingal, duquel le comte se tenoit mal content, qui s’appeloit messire Jean Ferrant Andère.

Encore avoit dit le comte au duc de Lancastre son frère que, le roi Ferrant mort, il se doutoit que les communautés du pays de Portingal ne se rebellassent contre celle dame Biétris, car le plus du pays, combien que le roi eût épousé sa mère, madame Alienor de Congne, ne la tenoient pas à légitime, mais à bâtarde ; et en murmuroient jà les Portingalois, lui étant au pays ; pour celle cause s’étoit-il pris près de ramener son fils.

Le duc de Lancastre, auquel les choses touchoient trop plus grandement de l’héritage de Castille, car il avoit à femme l’ains-née héritière de Castille, que elles ne fissent au comte de Cantebruge, car jà avoit-il une belle-fille de sa femme, madame Constance, se vouloit bien justement informer de ces besognes et ne les vouloit pas mettre en non chaloir, mais élever et exaulser du plus que il pouvoit ; car il véoit bien si clairement sur son affaire que il ne pouvoit avoir au jour d’adonc nulle plus belle ni plus propice entrée au royaume de Castille que par le royaume de Portingal ; et véoit que il en étoit prié et requis grandement et espécialement du roi de Portingal, et des barons et communautés du dit royaume, et que ce roi Jean de Portingal on le tenoit à sage et vaillant homme, et jà avoit déconfit par bataille le roi de Castille atout grand’puissance, dont il étoit plus honoré ; si s’inclinoit trop grandement le duc à aller en Portingal ; et aussi le roi d’Angleterre et son conseil lui avoient accordé. Mais, pour lui justement informer de toutes ces besognes, de l’état et condition du pays, du droit de la dame madame Bietrix, que elle clamoit à la couronne de Portingal, du droit aussi du roi Jean de Portingal, lequel les communautés avoient couronné à roi, une fois entre les autres il avoit donné à dîner au grand-maître de Saint-Jacques et à Laurentien Fougasse de Portingal en sa chambre tout coiement. Donc, après dîner, il fit tout homme partir, et appela les dessus dits moult amoureusement et les mit en paroles des besognes de Portingal ; et pourtant que Laurentien Fougasse savoit parler très beau françois et à trait, et bien lui séoit et appartenoit, le duc adressa sa parole à lui et lui dit : « Laurentien, je vous prie que vous me contiez, tout de point en point et de membre en membre, la condition et manière de votre terre de Portingal, et quelles choses y sont advenues depuis que mon frère s’en partit, car le roi de Portingal m’a escript qu’il n’y a homme en Portingal qui si justement m’en puisse informer comme vous ferez ; et je vous dis que vous me ferez grand’plaisance. » — « Monseigneur, répondit l’escuyer, à votre plaisir. » Lors commença Laurentien à parler et dit en telle manière :

« Advenu est en Portingal depuis le département de votre frère, le comte de Cantebruge, que le royaume a été en grand trouble et dissention et en grand’aventure d’être tout perdu ; mais Dieu merci ! les besognes y sont à présent en bon point et en ferme convenant. Et on ne se doit pas émerveiller si empêchement y ot ; car, si Dieu n’y eût ouvré par sa grâce, les choses s’y fussent mal portées, et tout par le péché et coulpe du roi Ferrant, dernièrement mort. C’est la voix et la renommée de la plus saine partie du pays, car le roi Ferrant en sa vie aima ardemment de forte amour une dame, femme d’un sien chevalier, lequel on clamoit messire Jean Laurent de Congne. Celle dame, pour sa beauté, le roi de Portingal la voult avoir de force ; car la dame s’en deffendit tant comme elle pot : mais en la fin il l’ot, et lui dit adonc : « Je vous ferai roine de Portingal. Je vous aime ; ce n’est pas pour vous amenrir, mais exaulser, et vous épouserai. » La dame à genoux et en plorant lui dit : « Ha ! monseigneur, sauve soit votre grâce ! je ne puis avoir honneur à être roine de Portingal ; car vous savez, et aussi sait tout le monde, que je ai seigneur et mari et ai eu, jà cinq ans. » — « Alienor, dit le roi, ne vous excusez point, car je n’aurai jamais autre femme à épouse, si vous