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LIVRE III.

« Et vous dis que le siége étant devant Lussebonne, qui dura plus d’un an, toutes les semaines il y avoit une ou deux escarmouches et faits d’armes, de morts, de blessés et de navrés d’une part et d’autre ; et aussi bien tenoient-ils siége par mer que par terre ; et étoit l’ost aise de tous vivres grandement et largement, car il leur en venoit de tous côtés du royaume de Castille. Et advint que, à une grande escarmouche que les Espaignols firent à l’une des portes de Lussebonne, messire Jean Laurent, qui étoit capitaine de Lussebonne, saillit hors aux barrières, son pennon des armes de Congne en Portingal devant lui, et avecques lui grand’foison d’apperts compagnons. Et là ot ce jour aux barrières fait plusieurs grands appertises d’armes et traite et lancée mainte darde. »

« Par ma foi, dit le duc à Laurentien, de toutes les armes que les Castelloings et ceux de votre pays font et savent faire, celle de jeter la darde me plaît le mieux, et le vois le plus volontiers, Car trop bien me plaît et trop bien en savent jouer ; et qui en est atteint à coup, je vous dis que il faut que trop fort il soit armé si il n’est percé tout outre. » — « Par ma foi, monseigneur, répondit l’écuyer, vous dites voir ; encore vis-je en ces armes et assaut qui là fut, autant de beaux coups rués et aussi bien assénés que je fis oncques en toute ma vie. Et par espécial il en y ot un qui moult nous coûta et qui nous tourna à grand’déplaisance, car messire Jean Laurent de Congne en fut féru de une, par telle manière que le fer lui perça ses plates et sa cotte de mailles et un floternel[1] empli de soie retorse ; et lui passa tout parmi le corps tant que il la convint soier et bouter outre. Adonc cessa l’escarmouche pour la cause du chevalier qui mourut. Ainsi fut madame Aliénor veuve en un an de ses deux maris.

« Sachez, monseigneur, que messire Jean Laurent de Congne ot grand’plainte, car il étoit moult vaillant homme aux armes et plein de bon conseil. Adonc après la mort du chevalier fut capitaine de Lussebonne un sien cousin et moult vaillant homme aussi, qui s’appelle le Pouvasse de Coingne[2]. Cil fit sur les Espaignols trois ou quatre issues qui leur porta grand dommage.

« Ainsi se continua le siége de Lussebonne, et vous dis que plusieurs fois on fut moult esbahi dedans la ville ; car confort ne leur apparoit de nul côté. Quand on vit que nul ne venoit d’Angleterre où toute leur espérance étoit, si fut le roi qui est à présent conseillé d’entrer en une nave et de venir en ce pays ; car messire Jean Radigo de Passe et messire Jean Tête-d’Or et l’archidiacre de Lussebonne, lesquels on avoit envoyés devers le roi d’Angleterre et devers vous et votre frère monseigneur de Cantebruge, pour avoir confort et aide, avoient rapporté nouvelles en Portingal que vous les conforteriez. » — « En nom Dieu, répondit le duc de Lancastre, vous dites voir ; et aussi j’en fus sur le point et tout appareillé. Mais en ce temps la guerre de Flandre et de Gand couroit. Si vinrent les Gantois pour avoir secours devers nous ; si eurent tous ceux ou en partie que je devois mener en Portingal ; et les mena l’évêque de Nordvich, messire Henry de Percy, par de là la mer. Ce brisa et retarda le voyage de Portingal. » — « En nom Dieu, monseigneur, dit l’escuyer, nous pensions bien que aucun grand empêchement avoit en Angleterre, pourquoi vous ne pouviez venir. Toutefois nous fîmes au mieux et au plus bel que nous pûmes, et nous tînmes et portâmes vaillamment encontre le roi de Castille et sa puissance qui lors n’étoit pas petite ; car ils étoient plus de soixante mille hommes, que par mer que par terre, et tous nous menaçoient d’ardoir et d’exillier sans merci en notre ville et cité de Lussebonne.

« Or advint que, le siége étant devant Lussebonne, si comme je vous conte, un comte de notre pays de Portingal, lequel s’appelle le comte d’Angouse, nous fit un très grand et bel secours, et pour lui il y acquit haute honneur ; car il arma vingt gallées au Port de Portingal de bonnes gens d’armes et de belles pourvéances et puis s’en vint radant et singlant parmi la mer, et passa, par vaillance et par grâce que Dieu lui fit, tout parmi l’armée du roi de Castille, qui gisoit à l’entrée devant Lussebonne, où plus avoit de cent gros vaisseaux, et fit son fait si sagement et prit le vent si à point que, voulsissent ou non les ennemis, il entra sauvement et sans péril, et toutes ses gallées, au haible de Lussebonne, et encore conquit-il quatre vaisseaux sur eux et les amena en sa compagnie au haible.

  1. Espèce de casaque militaire, de peau piquée, qu’on mettait sous les armures. C’était la même chose que ce qu’on appelait une jaque.
  2. Lopo Vasquez da Cunha.