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LIVRE III.

Ferrant Percek vint sus aile entre les batailles, lequel au matin s’étoit parti de sa garnison du Rem, et amena avecques lui quarante lances. Donc on ot grand’joie de sa venue, car il fut mis au frein du roi. Et quand nos batailles furent toutes ordonnées et mises en bon arroi et en bonne ordonnance, et que on n’attendoit autre chose que les ennemis, et jà étoient nos chevaucheurs envoyés par devers eux pour enquérir de leur contenement, le roi se mit entre ses gens et fit faire silence et paix. Lors dit-il : « Seigneurs, vous m’avez couronné à roi, or me montrez loyauté ; car puisque je suis si avant, et mêmement sur la place de Juberot, jamais ne m’en retournerai arrière en Portingal si aurai combattu mes ennemis. » Tous répondirent : « Sire roi, nous demeurerons avecques vous ni ne fuirons nullement. »

« Or s’approchèrent ces batailles, car les Castelloings avoient grand désir de nous trouver et nous combattre, si comme ils en montroient le semblant. Nous envoyâmes nos coureurs devant, pour eux aviser et savoir quels gens ils étoient en nombre et pour nous conseiller sur ce. Nos coureurs demourèrent plus de trois heures entières, sans retourner ni ouïr nouvelles d’eux ; et fut telle fois que nous les cuidàmes avoir perdus : toutes fois ils retournèrent, et nous rapportèrent justement leur convenant et la quantité de leurs batailles. Et dirent que en l’avant-garde avoit bien largement sept mille lances armés de pied en cap, la plus belle chose qu’on pût voir. Et en la grosse bataille du roi avoit bien vingt mille chevaux, et tous hommes armés.

« Quand nos gens et les seigneurs sçurent le nombre d’eux et comment ils venoient, et que l’avant-garde étoit près de deux lieues outre la bataille du roi, car ils n’étoient pas bien tous d’accord les Gascons et les étrangers avecques les Castelloings, si orent nos gens conseil de nous tous tenir ensemble et sur notre fort et de faire deux esles de bataille. Et les gens d’armes, où bien avoit deux mille et cinq cents lances, au fond de ces deux esles. Là, monseigneur, pussiez-vous voir bonne ordonnance de bataille et gens grandement reconfortés. Et fut dit et commandé de par le roi, et sur la tête, que nul ne prit rien ce jour à rançon si la journée étoit pour nous, ou tout mourir, ou tout vivre. Et fut cela fait et ordonné pour le meilleur ; car, si comme les seigneurs disoient : « Si nous nous entremettons ou embesognons à prendre prisonniers, nous nous decevrons et ne pourrons entendre à chose que nous aurons à faire. Si vaut mieux que nous entendions au bien combattre que à la convoitise d’avoir prisonniers ; et nous vendons ainsi que bonnes gens doivent faire qui sont sur leur héritage. »

« Celle parole fut acceptée et tenue. Lors vinrent nos ennemis, aussi serrés que nulle chose pouvoit être, pardevant nous ; et mirent tous pied à terre, et chassèrent chevaux arrière, et lacèrent leurs plates et leurs bassinets moult faiticement, abaissèrent les visières et appointèrent les lances et nous approchèrent de grand’volonté ; et vraiment là avoit fleur de chevalerie et d’escuyerie, et bien le montrèrent.

« Entre nous et eux avoit un petit fossé et non pas grand que un cheval ne pût bien saillir outre. Ce nous fit un petit d’avantage, car au passer, nos gens qui étoient en deux esles[1] et qui lançoient de dardes affilées, dont ils en meshaignèrent plusieurs, leur donnoient grand empêchement ; et là ot d’eux, au passer ce tantet d’aigue et le fossé, moult grand’presse, et des plusieurs moult travaillés et foulés. Quand ils furent outre, ils assemblèrent à nous ; et jà étoit tard ; et crûmes, et fut l’opinion des nôtres, que quand ils assemblèrent à nous que ils cuidèrent que le roi de Castille et sa grosse bataille les suivissent de près ; mais non firent, car ils furent tous morts et déconfits avant que le roi de Castille ni ses gens vinssent. Si vous dirai par quelle incidence. Ils furent enclos et enserrés entre nous de ceux que nous appelons les communautés de notre pays, par telle manière que on frappoit et féroit sur eux de haches et de plommées sans eux épargner ; et nos gens d’armes, qui étoient frais et nouveaux, leur vinrent au devant en poussant de lances, et en eux reculant et reversant au fossé que ils avoient passé. Et vous dis, monseigneur, que en moins de demi-heure ce fût tout fait et accompli, et tous morts sur le champ de droites gens d’armes plus de quatre mille ; ni nul n’y étoit pris à rançon. Et quand aucun chevalier ou

  1. L’une de ces deux ailes, composée de jeunes chevaliers qui s’étaient liés entre eux par serment, s’appelait l’aile des Amoureux : elle décida en grande partie par son courage du gain de la bataille.