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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

advint que les nôtres et les leurs guerroyoient par garnisons. Donc une fois chevauchoit le connétable de Portingal[1], le comte de Novaire, et s’en vint entrer en Castille et au champ de Séville ; et n’avoit en sa compagnie environ que quarante lances ; et s’en vint courir devant une ville que on dit Valverde, où il y avoit de Castelloings bien deux cents combattans et tous gens d’armes. Le comte de Novaire s’en vint frappant devant la barrière de la ville et faisant sa montre ; et montroit bien que il demandoit la bataille à ceux de dedans, lesquels se tenoient tout cois et ne faisoient nul compte par semblant de issir, mais ils s’armoient et appareilloient. Quand nos gens orent été devant la ville de Valverde une espace de temps, et tant que bon leur fut, ils s’en partirent tout chevauchant le pas et se mirent au retour. Ils n’eurent pas allé une lieue du pays, quand ceux de la garnison de Valverde vinrent le grand pas sur eux. Et les conduisoit un moult appert homme d’armes, qui s’appeloit Dio Genez de Padille, et le grand maître de Saint-Jacques de Galice ; et vinrent férir sur nos gens, lesquels, lorsque ils sentirent l’effroi, mirent tantôt pied à terre, et baillèrent les chevaux à leurs pages et à leurs varlets, et apoignèrent les fonces et se recueillirent tous ensemble. Les Espaignols, qui étoient grand’masse et grand’assemblée, tout premier entendirent aux varlets et aux chevaux prendre, et les orent tous par devers eux ; et fut tel fois que ils dirent : « Allons-nous-en et emmenons leurs chevaux ; nous ne les pouvons mieux gréver ni donner plus de peine que d’eux faire retourner à pied. »

« Adonc dit le grand maître de Saint-Jacques : Nennil, nous ne ferons pas ainsi ; car si nous avons les chevaux, nous aurons les maîtres aussi, car nous les combattrons ; et nous mettons tous à pied, ils ne peuvent durer à nous. »

« Or advint, endementres que les Castelloings se détrièrent de nous assaillir, et que ils se conseilloient au derrière de nos gens, il y avoit un petit ru d’eau ; ils le passèrent tout bellement et se fortifièrent, et ne montrèrent nul semblant que rien leur fût de leurs chevaux. Quand les Castelloings virent nos gens outre le ru, si se repentirent trop fort que de pleine venue ils ne les avoient assaillis et combattus : nonobstant, leur intention étoit bien telle que ils y recouvreroient bien, et que légèrement les déconfiroient : si vinrent sur eux et commencèrent à lancer et jeter dardes, et nos gens à eux pavesier[2] ; et attendirent tant, en eschevant le trait des dardes et le jet des frondes, que les Castelloings orent employé toute leur artillerie ; et ne savoient mais de quoi lancer ni jeter ; et furent en tel état de nonne jusques au vêpre. Quand nos gens virent que toute leur artillerie étoit par devers eux, et que les Castelloings ne se savoient mais de quoi défendre ni combattre, le comte de Novaire fit passer sa bannière outre le ru, et toutes ses gens aussi, et puis au poussis des lances ils se boutèrent entre ces Castelloings, lesquels ils ouvrirent tantôt, car ils étoient lassés, travaillés et échauffés en leurs armures ; si ne se purent au besoin aider. Là furent-ils déconfits et tous rués jus, et le grand maître mort, et plus de soixante des leurs, et le demeurant tournèrent en fuite. Là recouvrèrent-ils leurs chevaux, et autres assez, que les Castelloings avoient là amenés.

« Que vous en semble-t-il, monseigneur, dit Laurentien ? N’orent pas ce jour nos gens belle aventure ? » — « Par ma foi ! répondit le duc de Lancastre, ouil. »

CHAPITRE XXXII.

Comment le duc de Lancastre se partit lui et son armée du royaume d’Angleterre, et comment ils s’en vinrent par mer devant le chastel de Brest.


« Par tels rencontres et pour tels faits d’armes que nos gens ont eus sur leurs ennemis, depuis l’élection du roi Jean, sont les Portingalois, ce dit Laurentien Fogasse au duc de Lancastre, entrés en grand’gloire ; et disent communément parmi Portingal que Dieu est pour eux, avec le bon droit qu’ils ont. Et voirement, monseigneur, il ne se fourvoient pas à cela dire que Dieu est pour eux ; car en toutes les choses où ils ont été en armes depuis la mort du roi Ferrant, soit grande ou petite, ils ont eu victoire et journée pour eux ; et le comte de Foix, qui est aujourd’hui entre les princes terriens un des grands et de prudence plein, si comme nous avons bien sçu par ceux de son pays, dit bien et maintient

  1. Nunalvarez Pereira qui, à l’âge de vingt-quatre ans, avait gagné la bataille d’Aljubarrota.
  2. Se couvrir de leurs boucliers.