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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

en avoit soixante, ceux étoient tous réjouis à qui il vouloit commander quelque chose, et avoit appris à tenir tel état, non que il le voulsist persévérer, mais il vouloit trois ou quatre varlets tenir après lui qui le sieuvissent, par-tout où il allât, armés et portant épée ou bâtons défensables. Quand le ban et le cri fut fait à Gand de par le duc de Bourgogne, il ne cuida pas que pour lui ni sur lui ni sur ses varlets on dut faire défense, tant cuidoit-il bien avoir de grâce et de port en la ville : mais non ot ; car sept ou huit jours après ce que ordonnance ot été mise, et défense sur les armures, on vint à lui, voire le bailli du seigneur personnellement, et lui dit : « François, vous nous mettez les officiers de monseigneur de Bourgogne en doute et en soupçon : pourquoi allez-vous maintenant armé parmi la ville de Gand et vos varlets aussi, et portez et faites porter épées pour vous défendre, aussi bien que si ce fut au temps de guerre ? Il nous en déplaît ; et vous faisons commandement et défense, de par monseigneur de Bourgogne, que vous mettez tout jus. » François, qui nul mal n’y pensoit, et ce que il faisoit ce n’étoit que pour état, répondit et dit : « Baillieu, je obéirai volontiers, car c’est raison. Ni je ne hais, Dieu merci, nullui, ni ne voudrois que nul eut mal pour moi ; mais je cuidois bien tant avoir d’avantage en la ville de Gand que pour porter et faire porter après moi mes épées et armures » — « Nennil, dit le baillieu, ceux de la ville de Gand à qui vous avez fait tant de service, proprement en parlent et s’en émerveillent et me demandent et m’ont demandé pourquoi je le souffre ; et semble que vous leur vouliez renouveler guerre ; ce que il ne veulent pas. Si vous prie, François, que vous fassiez tant que je n’en oye nulles nouvelles ni paroles. Car là où vous ne voudriez obéir, je vous tenrois pour ennemi à monseigneur et à madame de Bourgogne. »

Le bailli de Gand s’en passa outre atant, et François Acreman retourna à l’hôtel et fit à ses varlets mettre jus leurs armures, et entra en une telle marmouserie, que le plus de temps il alloit tout seul parmi la ville de Gand, ou à la fois il menoit un varlet ou un seul enfant en sa compagnie. Or advint que à une fête où il se tenoit, au dehors de Gand en l’abbaye de Saint-Pierre, il alla ainsi que tout seul, lui et son varlet seulement, sans armures et sans épées. Il fut poursuivi et épié d’un bâtard, fils, au seigneur de Harselles qui avoit été, lequel vouloit contrevenger la mort de son père, de laquelle mort François Acreman, si comme renommée couroit, étoit grandement coupable. Ce bâtard étoit pourvu de son fait, et poursuivit François de loin, et tant que, hors de la ville de Gand et en sus de gens, il l’atteignit, et l’écria par derrière en disant : « François, à la mort ! Vous fesistes mourir mon père et vous mourrez aussi. » Ainsi que François se retourna, ce bâtard, qui étoit un fort varlet, lâche parmi la tête un coup d’un braquemart si pesant, que il le pourfendit jusques aux dents, et l’abattit tout mort à terre. Si s’en alla le bâtard tout paisiblement ; nul ne le suivit ; il n’en fut plus. Ainsi mourut François Acreman ; mourir devoit, car il ne voult oncques croire Piètre du Bois. Si lui en meschey.

Quand les nouvelles en furent venues en Angleterre, et Piètre du Bois le sçut, il ne le plaignit que un petit, et dit : « Je l’en avois bien avisé et chanté toutes les vigiles avant que je m’en partesisse de Gand ; si il lui en est mal pris, or querrez qui l’amende. Ce ne seront pas ceux qui, la guerre durant, l’honoroient et l’inclinoient. Pour tels doutes ai-je cru messire Jean de Boursier, et suis venu en Angleterre. »

Or retournons encore aux provisions qui se faisoient et qui se firent en ce temps si grandes et si grosses, au Dam et à l’Escluse, que on ne trouveroit point en mémoire d’homme, ni par escripture, la pareille : ni on n’épargnoit non plus or ni argent que donc qu’il apleuist des nues, ou que on le puisât en la mer. Les hauts barons de France avoient envoyé à l’Escluse leurs gens pour appareiller leurs ordonnances et charger leurs vaisseaux, et pourvoir de tout ce que il leur besognoit ; car il n’en y avoit nuls vraiment qui ne dussent passer ; et le roi, comme jeune qu’il fut, en avoit plus grand’volonté que nul des autres, et bien le montra toujours jusques à la fin. Tous s’efforçoient, les grands seigneurs l’un pour l’autre, à faire grandes provisions et à jolier et à cointoyer leurs nefs et leurs vaisseaux, et à enseigner et à armorier de leurs parures et armes. Et vous dis que peintres y eurent trop bien leur temps ; ils gagnèrent ce que demander vouloient, encore n’en pouvoit on recouvrer : on faisoit bannières, pennons, estranières de sendal,