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LIVRE III.

si belles que merveilles seroit à penser. On peignoit les mâts des nefs du fond jusques au comble, et couvroit-on les plusieurs, pour mieux montrer richesse et puissance, de feuilles de fin or, et dessous on y faisoit les armoiries des seigneurs auxquels les nefs étoient. Et par espécial il me fut dit que messire Guy de la Trémoille fit très richement garnir la navire où son corps devoit passer ; et coûtèrent les nouvelletés et les peintures que on y fit plus de deux mille francs. On ne pouvoit chose aviser ni deviser pour lui jolier que les seigneurs ne fesissent faire aussi en leurs naves ; et tout payoient povres gens parmi le royaume de France, car les tailles y étoient si grandes pour assouvir ce voyage, que les plus riches s’en doloient et les povres s’enfuyoient.

Tout ce que on faisoit en France, en Flandre, à Bruges, au Dam et à l’Escluse pour ce voyage, étoit sçu en Angleterre. Et encore couroit renommée en Angleterre plus grande assez que l’apparent ne fut, dont le peuple en trop de lieux étoit moult ébahi. Et furent généralement processions ordonnées, ens ès bonnes villes et cités, des prélats et des églises trois fois la semaine, lesquelles processions étoient faites en grande dévotion et contrition de cœur ; et prières et oraisons faisoient à Dieu que ils les voulsist ôter et délivrer de ce péril. Et plus de cent mille parmi Angleterre ne désiroient autre chose que les François vinssent et arrivassent ; et disoient les légers compagnons, qui se confortoient d’eux-mêmes et qui vouloient reconforter les ébahis ; « Laissez venir ces François ; pardieu il n’en retournera jamais couillon en France. » Et ceux qui devoient, qui cure n’avoient de payer, en étoient si réjouis que merveilles, et disoient à leurs debiteurs : « Taisez-vous ; on forge en France les florins de quoi vous serez payés. » Et sur celle fiance ils vivoient et dépensoient largement, et ne leur refusoit-on point de créance ; et quand à l’accroire on ne leur faisoit bonne chère, ils disoient : « Que nous demandez-vous ? Encore vaut-il trop mieux que nous despendons les biens de ce pays que les François les trouvent et aient aise. » Et par ainsi dépensoient à outrage les biens en Angleterre.

En ce temps se tenoient le roi d’Angleterre en la marche de Galles, le comte d’Asquesuffort en sa compagnie, par lequel étoit tout fait en Angleterre et sans lui n’étoit rien fait. Du conseil du roi étoient les plus espéciaux messire Simon Burlé, messire Nicolas Bramber, messire Robert Tresilien, messire Jean de Beauchamp, messire Jean Sallebery, et messire Michel de la Polle ; et encore y étoit nommé l’archevêque d’Yorch, messire Guillaume de Neufville, frère au seigneur de Neufville. Tous ceux faisoient du roi ce qu’ils vouloient, et le menoient et demenoient ainsi comme il leur plaisoit. Ni l’oncle du roi, le comte de Cantebruge, ni le comte de Bouquinghen n’y avoient parole. Et n’y avoit cuit ni moulu si il ne venoit bien à la grâce des dessus nommés. Et tout ce trouble et ce différend étoient bien sçus en France, pourquoi le voyage s’en avançoit. Et aussi on vouloit le duc de Lancastre retraire hors du royaume de Castille ; mais on n’avoit garde que pour ce il dût briser son voyage.

Quand les seigneurs d’Angleterre, les prélats et les cités, et les bonnes villes, et les communautés du pays furent justement et véritablement enhortés et informés comment le royaume de France étoit tout croisé de venir en Angleterre et tout détruire, si se trayrent ensemble en conseil ; et dirent et regardèrent l’un parmi l’autre que il y convenoit pourvoir et remédier ; et fut le roi envoyé querre ; et escript par ses oncles et par tout le pays que il vînt à Londres, et que le pays se contentoit mal de lui et de son conseil. Le roi ni son conseil ne osèrent refuser ; et se départit de la marche de Galles, où moult longuement il s’étoit tenu, et la roine aussi, et s’en vint à Windesore, et là se tint ne sais quants jours, et puis s’en partit ; mais il y laissa sa femme et s’en vint à Westmoustier, au palais de Londres, et là se tint. Là le vinrent voir ceux qui à besogner avoient à lui. Là fut le conseil avisé comment on iroit au devant de celle grande horriblelé qui apparoit en Angleterre. Là dit le comte de Sallebery, qui étoit un moult bouillant homme et de grand’prudence, présent le roi et ses oncles, et tous les prélats et barons d’Angleterre qui là étoient assemblés : « Sire roi, et vous bonnes gens, vous ne vous devez pas émerveiller si nos adversaires de France nous veulent venir courir sus ; car depuis la mort du noble et puissant roi notre seigneur qui fut, le roi Édouard de bonne mémoire, ce royaume ici a été en très grand’aventure de être tout perdu et exillé de lui-même par le fait des villains ; et encore sait-