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LIVRE III.

Martin de Merle qui chevauchoit tout le pas et messire Jean d’Aubrecicourt, de-lez lui, le vit, si dit : « Véez ci le héraut du roi de Portingal qui ne fut, grand temps a, en ce pays ; je lui vueil demander des nouvelles. »

Tantôt ils furent l’un devant l’autre : « Conimbre, dit l’escuyer, où avez-vous tant été ? Il y a plus d’un an que vous ne fûtes en ce pays. » — « C’est voir, dit-il : j’ai été en Angleterre et ai vu le roi et les seigneurs d’Angleterre qui m’ont fait tout riche ; et de là suis-je retourné par mer en Bretagne et fus aux noces du duc de Bretagne et à la grand’fête qu’il fit, n’a pas encore deux mois, en la bonne cité de Nantes, quand il épousa madame Jeanne de Navarre[1] ; et de-là tout par mer remontai en Guerrande et je suis revenu au Port. »

Entrementes que le héraut parloit, l’escuyer avoit l’œil trop fort sus un grand esmail que le héraut portoit à sa poitrine, où les armes du roi de Portingal et de plusieurs seigneurs de Portingal étoient. Si toucha son doigt sus l’armoierie d’un chevalier de Portingal en disant : « Ha ! véez ci les armes dont le gentil chevalier messire Jean Parcek s’arme. Par ma foi ! je les vois moult volontiers ; car elles sont à un aussi gentil chevalier que il en y ait nul au royaume de Portingal ; et me fit un jour tel et si bel service que il m’en doit bien souvenir. » À ces mots il trait quatre florins hors de sa bourse et les donna au héraut qui les prit et dit : « Ferrand, grands mercis ! » Messire Jean d’Aubrecicourt regarda les armes quelles le chevalier les portoit ; si les retint et me dit depuis que le champ étoit d’argent à une endenture de gueules à deux chaudières de sables.

Quand le héraut eut pris congé et il se fut parti, l’escuyer commença à faire son conte du chevalier et dit ainsi : « Messire Jean, l’avez-vous point vu ce gentil chevalier qui porte ces noires chaudières dont je me loue si grandement ? » — « Je ne sais, dit messire Jean : mais à tout le moins recordez-moi la courtoisie que il vous fit, car volontiers en orrai parler. Autant bien en chevauchant ne savons-nous de quoi jangler[2]. » — « Je le veuil, dit Ferrant Martin de Coingne, car le chevalier vaut bien que on parle de lui. » Adonc commença-t-il son conte et lui à écouter ; et dit ainsi :

« Il advint, un petit avant la bataille de Juberote, que le roi de Portingal, quand il se départit de Conimbres pour venir là, que il m’envoya chevaucher sur le pays pour aller querre aucuns chevaliers de ce pays pour être avecques lui à celle journée. Je chevauchois moi et un page tout seulement. Sur mon chemin ils me vinrent d’encontre environ vingt six lances de Castellans. Je ne me donnai de garde jusques à tant que je fus en-my eux. Je fus pris, ils me demandèrent où je m’en allois. Je leur dis que je m’en allois au chastel du Rem ; ils me demandèrent quoi faire. Je leur répondis : « Pour quérir messire Jean Ferrant Parcek, car le roi le mande que il le vienne servir à Juberote. » Donc répondirent-ils : « Et Jean Ferrant, le capitaine du Rem, n’est-il pas de-lez votre roi de Portingal ? » — « Nennil, dis-je ; mais il y seroit hâtivement si il le savoit. » — « En nom de Dieu ! dirent-ils, il le saura, car nous chevaucherons celle part. » Sur ces paroles ils tournèrent leur frein et prirent le chemin du Rem. Quand ils furent en la vue du Rem la gaitte corna et montra que il véoit gens d’armes. Jean Ferrant demanda de quelle part ces gens d’armes venoient. On lui dit que ils venoient devers le Port. « Ha ! dit-il, ce sont Portingalois qui chevauchent à l’aventure et s’en vont vers Saint-Yrain : je les vueil aller voir ; si me diront des nouvelles et où le roi se tient. Il fit enseller son coursier et mettre hors son pennon, et monta, lui vingtième tant seulement ; et se départit du Rem et chevaucha les grands galops pour venir à ces Castellains qui étoient jà traits en embûche et avoient envoyé courir un des leurs sur un genet.

« Quand Jean Ferrant vint sur les champs, il vit courir ce geniteur[3] ; si dit à un sien escuyer : « Or, fais courir ton genet, et fais tant que tu parles à ce géniteur qui fait ainsi montre sur les champs. » Cil répondit : « Volontiers, monseigneur. » Si férit son genet des éperons et vint devers le geniteur, et le suivit de si près que sur l’atteindre, car celui se feignoit qu’il se vouloit faire chasser jusques à l’embûche. Quand il dut approcher l’embûche, tous sailli-

  1. À la mort du duc de Bretagne, Jeanne de Navarre devint reine d’Angleterre, par son mariage avec Henri IV.
  2. Parler familièrement.
  3. Cavalier monté sur un genet.