Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/518

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
512
[1386]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

temprement il se départiroit de Saint-Jacques, si très tôt comme la duchesse sa femme seroit guérie d’une petite foiblesse et de douleur de chef qui à la fois la tenoit : et leur dit que, si ce n’eût été, il se fût ores départi de là et mis au chemin en approchant Portingal. Les chevaliers s’en contentèrent, et quand ils eurent été un jour avec le duc, ils s’en départirent et retournèrent arrière au Port et trouvèrent le roi. Si recordèrent leur message.

Le roi de Portingal, qui moult désiroit à voir le duc de Lancastre, pour les grands vaillances de lui, et pourtant aussi que il en pensoit à grandement mieux valoir, manda l’archevêque de Brague et l’évêque de Lussebonne et tous les plus sages prélats de son royaume, pour avoir d’encoste lui et pour plus honorer le duc de Lancastre ; car jà étoient traités entamés que il auroit sa fille en mariage madamoiselle Philippe, qui fille fut à la duchesse Blanche de Lancastre. Et pour ces recueillettes mieux et plus honorablement accomplir, il fit faire très grands pourvéances en la cité du Port et par toutes les villes là où il pensoit que le duc de Lancastre passeroit et logeroit : ainsi s’approchoient ces besognes. La duchesse de Lancastre avoit grand désir que le mariage se fesist du roi de Portingal et de la fille du duc de Lancastre, car bien savoit que par ce mariage les alliances se feroient moult grandes ; et en seroient plus forts, et leur ennemi de Castille plus foible : car bien avoit la dite dame intention et espérance que, avant son retour, ils conquerroient tout le pays de Castille ; et n’y avoit pour le conquerre que une journée de bataille : si exhortoit la dame à son mari le duc ce qu’elle pouvoit et lui conseilloit l’alliance et le mariage de sa fille au roi de Portingal. Le duc ne répondoit pas à sa femme toute sa pensée, car il ne savoit pas encore qu’il en feroit, jusques à tant qu’il auroit vu ce roi et la manière et ordonnance de lui. Et encore y présumoit le duc un grand article, pour tant que ce roi de Portingal étoit bâtard et avoit été sur la forme et ordonnance de être religieux : si recordoit en soi-même tout ce. Voir est que il étoit bien informé que ce roi de Portingal étoit aux armes et en toutes choses un moult sage et vaillant homme.

Le roi Jean de Castille pour le temps se tenoit au Val-d’Olif, une bonne cité et grosse, et avoit de-lez lui messire Olivier de Claicquin et plusieurs chevaliers de France, car en eux il avoit plus parfaite affection d’amour et de conseil en toutes ses besognes que il n’avoit en ceux de son pays. Et se doutoit grandement le dit roi que, quand le duc de Lancastre chevaucheroit et entreroit à puissance en Galice, le pays légèrement et à petit de fait ne se retourneroit et rendroit à lui. Si en parloit à la fois sur forme de conseil aux chevaliers de France, et les chevaliers, qui sages et usés d’armes étoient, en répondoient selon leur avis ; et disoient bien voirement que la puissance des Anglois croîtroit moult si le roi de Portingal s’allioit avecques lui. Mais tant y avoit de remède que tous les barons et les bonnes villes de Portingal n’étoient pas à un, mais en trouble et en différend ; et ne le tenoient pas toutes gens à roi ; par laquelle cause et incidence leur emprise en étoit plus doutable. « Et d’autre part, sire, disoient-ils, du côté de France, vous devez savoir que les oncles du roi, monseigneur de Berry et monseigneur de Bourgogne et monseigneur de Bourbon, qui sont sages princes et ont tout le gouvernement du royaume, à ces besognes ne doivent grandement entendre et pourvoir ; et en oient et ont plus souvent nouvelles de tout leur convenant que nous n’avons, qui ci nous tenons et logeons. Et est l’armée de mer qui s’appareille à l’Escluse si grande et si grosse faite pour aller en Angleterre et mise sus, tout pour rompre le pourpos du duc de Lancastre ; car sachez que le duc a en celle saison trait et mis hors d’Angleterre toute la fleur des bonnes gens d’armes d’Angleterre, de quoi le demeurant du pays en est plus foible. Et aussi toujours vous viennent et croissent gens et vous viendront de tous lez, de Navarre, d’Arragon, de Catalongne, de Berne et de Gascogne : il ne vous faut fors que regarder comment ni où vous prendrez et aurez la finance pour payer les souldoyers, gens d’armes et compagnons, qui vous viendront servir de grand courage de tous pays ; car qui bien paye, aujourd’huy il a les hommes. Ne véez-vous et oez dire comment le comte de Foix est grandement agracié par ses dons et par ses largesses, et se fait si renommer et douter de tous lez, que nul ne l’ose assaillir. » Ainsi étoit et sur le mieux reconforté le roi Jean de Castille des barons et chevaliers du royaume de France.