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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Angleterre et pour traire le duc de Lancastre hors de Castille.

Ainsi, comme ici dessus est devisé et ordonné, se dérompit en celle saison l’armée de mer, qui tant avoit coûté de peines, de travail, d’or et d’argent au royaume de France. Les maronniers hollandois et zélandois et flamands, qui avoient leurs vaisseaux loués bien cher, ne retournèrent rien ce qu’ils avoient reçu, mais se firent payer tout le leur, jusqu’au dernier denier, et retournèrent en leurs lieux.

CHAPITRE XLIX.

Comment deux champions joutèrent à Paris à outrance. L’un avoit nom messire Jean de Carrouge, et l’autre Jacques le Gris.


En ce temps étoit grand’nouvelle en France et ailleurs ens ès basses marches du royaume, d’un gage de bataille qui se devoit faire à Paris jusques à outrance : ainsi avoit-il été sentencié et arrêté en la chambre de parlement à Paris ; et avoit le plait duré plus d’un an entre les parties ; c’est à entendre d’un chevalier qui s’appeloit messire Jean de Carrouge et d’un écuyer qui s’appeloit Jacques le Gris, lesquels étoient tous deux de la terre et de l’hôtel du comte Pierre d’Alençon et bien amés du seigneur. Et par espécial ce Jacques le Gris étoit tout le cœur du comte ; et l’amoit sus tous autres et se confioit en lui. Si n’étoit-il pas de trop haute affaire, mais un écuyer de basse lignée qui s’étoit avancé, ainsi que fortune en avance plusieurs ; et quand ils sont tous élevés et ils cuident être au plus sûr, fortune les retourne en la boue et les met plus bas que elle ne les a eus de commencement. Et pour ce que la matière du champ mortel se ensuivit, laquelle fait moult à merveiller et que moult de peuples du royaume de France et ailleurs informés de la merveille vinrent de plusieurs pays à la journée du champ à Paris, je vous en déclarerai la matière, si comme je fus adoncques informé.

Avenu étoit que volonté et imagination avoit été prise à messire Jean de Carrouge pour son avancement de voyager oultre mer, car à voyages faire avoit été toujours enclin. Et prit congé au comte d’Alençon d’aller au dit voyage, lequel lui donna légèrement. Le chevalier avoit une femme épousée jeune, belle, bonne, sage et de bon gouvernement ; et se départit d’elle amiablement, ainsi que chevaliers font quand ils vont ens ès lointaines marches. Le chevalier s’en alla, et la dame demeura avecques ses gens ; et se tenoit en un chastel sus les marches du Perche et d’Alençon ; lequel chastel on nomme, ce m’est avis, Argenteuil ; et entra en son voyage et chemina à pouvoir. La dame, si comme je vous ai déjà dit, demeura entre ses gens au chastel et se porta toujours moult sagement et bellement.

Advint, vez ci la question du fait, que le diable, par tentation perverse et diverse, entra au corps de Jacques le Gris, lequel se tenoit de-lez le comte d’Alençon son seigneur, car il étoit son souverain conseiller ; et se avisa d’un très grand mal à faire, si comme depuis il le compara ; mais le mal qu’il avoit fait ne put oncques être prouvé par lui ni oncques ne le voult reconnoître. Et Jacques le Gris jeta sa pensée sur la femme à messire Jean de Carrouge, et savoit bien qu’elle se tenoit au chastel d’Argenteuil entre ses gens petitement accompagnée. Si se départit un jour, monté sur fleur de coursier, de Alençon, et vint tant au férir de l’éperon que il arriva au chastel et là descendit. Les gens de la dame et du seigneur lui firent très bonne chère, pourtant que leur seigneur et lui étoient tout à un seigneur, et compagnons ensemble. Mêmement la dame qui nul mal n’y pensoit le recueillit moult doucement, et le mena en sa chambre, et lui montra grand’foison de ses besognes. Jacques requit à la dame, qui tendoit à sa male volonté à accomplir, que elle le menât voir le donjon ; car en partie, si comme il disoit, il étoit là venu pour le voir. La dame s’y accorda légèrement ; et y allèrent eux deux seulement ; ni oncques varlet ni chambrière n’y entra avecques eux, car pourtant que la dame lui faisoit si bonne chère, comme celle qui se confioit de toute son honneur en lui, ils se contentoient. Si trestôt que ils furent entrés au donjon, Jacques le Gris clouit l’huis après lui, ni la dame ne s’en donna oncques de garde qui passoit ; et cuida que le vent l’eut clos et Jacques lui fit entendant. Quand ils furent là entre eux deux ensemble, Jacques le Gris, tenté des lacs de l’ennemi, embrassa la dame et lui dit : « Dame, sachez véritablement que je vous aime plus que moi-même ; mais il convient que j’aie mes volontés de vous. » La dame fut toute ébahie et voult crier, mais elle ne put, car l’écuyer lui bouta un petit gand que il tenoit en la bouche et la cloy, et l’estraindit,