Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/541

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1386]
535
LIVRE III.

car il étoit fort homme, de bras roide et léger, et l’abattit sur le plancher ; et la viola, et en eut, contre la volonté de la dame, ses délices ; et quand il eut fait, il lui dit : « Dame, si vous faites nulle mention de celle avenue, vous serez déshonorée. Taisez-vous-en et je m’en tairai aussi pour votre honneur. » La dame qui pleuroit moult tendrement lui dit : « Ah ! traître homme et mauvais ! Je m’en tairai, mais ce ne sera pas si longuement que il vous besogneroit. » Et ouvrit l’huis de la chambre du donjon, et vint aval et l’écuyer après elle.

Bien montroit la dame que elle étoit courroucée et éplorée. Si cuidoient ses gens, qui à nul mal ne pensoient, que l’écuyer lui eût dit aucunes povres nouvelles de son mari et de ses parens, pourquoi elle fut tourmentée.

La jeune dame entra en sa chambre et s’encloy, et là fit ses regrets et ses complaintes moult tendrement. Jacques monta sur son coursier et issit hors du chastel et retourna arrière de-lez son seigneur le comte d’Alençon, et fut à son lever sur le point de dix heures, et au matin à quatre heures on l’avoit vu en l’hôtel du comte. Or vous dirai pourquoi je mets ces paroles en termes et avant, pour la grande plaidoirie qui à Paris s’ensuivit et pour ce que la chose fut au pouvoir des commissaires du parlement examinée et inquisitée. La dame de Carrouge, à ce jour que celle dolente aventure lui fut advenue, demeura en son chastel toute égarée et porta son ennui au plus bellement qu’elle put, ni oncques pour l’heure ne s’en découvrit à varlet ni à chambrière que elle eût, car elle véoit bien et considéroit que à en parler elle pût avoir plus de blâme que d’honneur. Mais elle mit bien en mémoire et en retenance le jour et l’heure que celui Jacques le Gris étoit venu au chastel.

Or advint que le sire de Carrouge son mari retourna du voyage où il étoit allé. La dame sa femme à sa revenue lui fit très bonne chère ; aussi firent tous ses gens. Ce jour passa, la nuit vint, le sire de Carrouge se coucha ; la dame ne se vouloit coucher, dont le seigneur avoit grand’merveille et l’admonestoit moult de coucher ; la dame se feignoit, et alloit et venoit parmi la chambre pensant. En la fin, quand toutes leurs gens furent couchés, elle vint devant son mari et se mit à genoux, et lui conta moult piteusement l’aventure qui avenue lui étoit ; le chevalier ne le pouvoit croire que elle fût ainsi. Toutefois tant lui dit la dame que il s’accorda et lui dit : « Bien, certes, dame ! mais que la chose soit ainsi que vous le me contez, je vous le pardonne ; mais l’écuyer en mourra par le conseil que j’en aurai de mes amis et des vôtres ; et si je trouve en faux ce que vous me dites, jamais en ma compagnie vous ne serez. » La dame de plus en plus lui certifioit et lui affirmoit que c’étoit pure vérité.

Celle nuit passa ; à lendemain le chevalier fit escripre beaucoup de lettres et envoya devers les amis de sa femme aux plus espéciaux et à ceux aussi de son côté, et fit tant que dedans un brief jour ils furent venus au chastel d’Argenteuil. Il les recueillit sagement et les mit tous en une chambre, et puis il leur entama la matière de ce pourquoi il les avoit mandés, et leur fit conter par sa femme de point en point toute la manière du fait ; dont ils furent moult émerveillés. Il demanda conseil. Conseillé fut que il se trait devers son seigneur le comte d’Alençon et lui contât tout le fait : et le fit. Le comte, qui durement aimoit ce Jacques le Gris, ne vouloit ce croire ; et donna journée aux parties à être devant lui ; et voult que la dame qui encoulpoit ce Jacques fût présente, pour remontrer encore vivement la besogne de l’avenue. Elle y fut, et grand’foison de ceux de son lignage aussi de-lez elle, en la compagnie du comte d’Alençon. Si fut la plaidoierie grande et longue, et ce Jacques le Gris encoulpé de son fait, et accusé, voire par le chevalier, voire à la relation de sa femme qui conta aussi toute l’aventure ainsi comme avenue étoit. Jacques le Gris s’excusoit trop fort, et disoit que rien n’en étoit, et que la dame lui imposoit sur lui induement ; et s’émerveilloit, si comme il montroit en ses paroles, de quoi la dame le hayoit. Ce Jacques prouvoit bien, par ceux de l’hôtel du comte d’Alençon, que en ce jour que ce fut avenu, étoit quatre heures on l’avoit vu au chastel, et le seigneur disoit que à dix heures il l’avoit de-lez lui en sa chambre ; et que c’étoit chose impossible avoir chevauché d’aller et de venir et accompli le fait dont on le mettoit sus, quatre heures et demie vingt-quatre lieues. Et disoit le seigneur à la dame, qui vouloit aider son écuyer, que elle l’avoit songé. Et leur commanda de sa puissance que la chose fût anéantie ni que jamais question ne