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LIVRE III.

Chastellier, Hainge de Sorge et le Goulent ; et tenoient ces quatre bien trois cens combattans dessous eux, et mangeoient tout le pays où ils conversoient. Quand ils furent informés que l’archevêque de Bordeaux étoit en prison en Arragon et que le duc de Lancastre se contentoit mal sur les Arragonnois, et outre, que le roi d’Arragon se contentoit mal des bonnes villes de son royaume, si en furent tous réjouis ; car tels gens comme ils étoient sont plus réjouis du mal que du bien. Si eurent conseil entr’eux, que ils approcheroient Arragon, et prendroient quelque fort sur les frontières ; et quand ils l’auroient pris, le roi d’Arragon ou les bonnes villes traiteroient devers eux ; et quelqu’il fût ils les ensonnieroient et trop bien leur iroit, mais que ils eussent titre de faire guerre. Si se départirent à la couverte de la marche et frontière de Pézénas entre Nismes et Montpellier, et s’en vinrent chevauchant tout frontiant le pays ; et avoient jeté leur visée à prendre le chastel de Dulcen qui siéd en l’archevêché de Narbonne entre le royaume d’Arragon et le royaume de France, droitement sur le département des terres ; et est ledit chastel au sire de Gléon. Et vinrent si à point et de nuit que ils le trouvèrent en petite garde. Si jetèrent leurs échelles ; et firent tant que ils l’eurent et en furent seigneurs ; dont tout le pays en fut grandement ému et effrayé, et par espécial ceux de Parpegnan en Arragon ; car le chastel siéd à quatre lieues près de là.

Aussi ceux de Lourdes prirent en celle propre semaine un chastel en Arragon, à quatre lieues près de Barcelonne, lequel on appelle Chastel-Vieil de Rouanes, et est le chastel à la vicomtesse de Chastel-Bon, cousine germaine au comte de Foix. La dame fut tout esbahie quand elle vit que son chastel fut pris. Si le manda à son cousin le comte de Foix, que pour Dieu on lui voulsist rendre, et que il lui fesist rendre, car ceux qui pris l’avoient étoient de son pays de Béarn. Le comte de Foix manda à sa cousine que elle ne s’effrayât en rien si son chastel étoit emprunté des Anglois, et que c’étoit pour hérier et mestrier ceux de Barcelonne, qui tenoient en prison l’archevêque de Bordeaux à petite cause, et que bien le r’auroit quand temps seroit et sans son dommage. La dame s’apaisa sur ce et se dissimula, et s’en alla demeurer en un sien autre chastel, près de Roquebertin.

Ceux du chastel de Chastel-Viel de Rouanes et de Dulcen, et aussi ceux de Lourdes, guerroyoient grandement les frontières d’Arragon. Le roi au voir dire en dissimuloit pour donner châtiment à ses bonnes villes ; et tant que les bonnes villes se contentèrent mal du roi, car ceux de Barcelonne, de Parpegnan ni de plusieurs autres ne pouvoient aller en leurs marchandises que ils ne fussent pris et happés et rançonnés. Si s’avisèrent ceux de Barcelonne que ils délivreroient l’archevêque de Bordeaux ; mais de sa délivrance ils en parleroient ainçois au roi, c’étoit raison ; et traitèrent tout coiement par voie de moyen devers le frère du roi messire Martin, le duc de Blamont, lequel étoit grandement en la grâce de toutes gens, que il voulsist tant faire devers son frère le roi que ils eussent paix à ceux de Lourdes et à ceux de Rouanes. Cil leur enconvenança pour eux tenir à amour ; et fit tant devers son frère que l’archevêque de Bordeaux fut délivré de prison et renvoyé en Bordelois.

Assez tôt après fit tant le comte de Foix, que la vicomtesse recouvra son chastel, et s’en partirent ceux qui le tenoient : ce service fit le comte en cel an au duc de Lancastre.

Quand le roi d’Arragon vit que la comtesse de Chastel-Bon étoit sitôt retournée en son chastel, si la manda ; elle vint. Le roi lui mit sus que elle avoit mis les Anglois en son chastel de Rouanes, pour lui guerroyer et son royaume, et que trop s’étoit forfaite. La dame s’excusa de vérité, et dit : « Monseigneur, si Dieu m’aist et les saints, par la foi que je dois à vous, au jour et à l’heure que on me dit les nouvelles que mon chastel de Rouanes étoit pris de ceux de Lourdes, je n’avois oncques eu traité ni parlement aux Anglois ; et en escripsis devers mon cousin, monseigneur de Foix, en priant pour Dieu que il le me fît ravoir, et que ceux qui pris l’avoient étoient de Béarn et issus de Lourdes. Le comte me remanda que je ne me doutasse en rien, et que ceux qui le tenoient l’avoient emprunté pour guerroyer ceux de Barcelonne. »

Donc dit le roi : « Or me faites tantôt prouver ces paroles par votre cousin de Foix ou je vous touldrai le chastel. » La dame dit : « Volontiers. »

Elle envoya tantôt ces paroles devers le comte de Foix, qui pour ces jours se tenoit à Ortais en Béarn, en lui priant que il la voulsist apaiser et