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LIVRE III.

mièrement pour lui exaulser on élut et nomma le gentil duc Louis de Bourbon : cil seroit souverain capitaine de tous. Mais avant qu’il se départît du royaume de France, on regarda que on bailleroit aux gens d’armes deux autres capitaines, lesquels ouvriroient le pas et ordonneroient de leurs besognes, et lairoient gens d’armes, qui oncques ne furent en Castille, aviser le pays et eux loger. Et pour l’arrière-garde le duc de Bourbon devoit avoir deux mille lances, chevaliers et écuyers, si vaillans hommes que tous d’élite. Les deux vaillans chevaliers qui furent ordonnés en l’avant-garde et pour faire le premier voyage et être capitaines des autres, ce furent messire Guillaume de Lignac et messire Gaultier de Passac.

Ces deux barons, quand ils sçurent que souverains et meneurs les convenoit être de tels gens d’armes et pour aller en Castille, s’appareillèrent et ordonnèrent ainsi comme il appartenoit. Adoncques furent mandés chevaliers et écuyers parmi le royaume de France pour aller en Castille, et étoient les passages ouverts tant par Navarre comme par Arragon. Si se départirent chevaliers et écuyers de Bretagne, de Poitou, d’Anjou, du Maine, de Touraine, de Blois, d’Orléans, de Beauce, de Normandie, de Picardie, de France, de Bourgogne, de Berry et d’Auvergne et de toutes les mettes du royaume. Si se mirent gens à voie et à chemin pour aller en Castille ; et de tous tant que des premiers étoient meneurs et conduiseurs messire Guillaume de Lignac et messire Gaultier de Passac, lesquels, pour exaulser et garder leur honneur, se mirent en bon arroy, eux et leurs routes, et en très bonne ordonnance.

Endementres que ces gens d’armes, chevaliers et écuyers du royaume de France s’appareilloient et ordonnoient pour aller en Castille, et qui premier avoit fait premier partoit, et ceux des lointaines marches devant, car moult en y avoit qui désiroient les armes, étoient Anglois sur mer entre Angleterre et Flandre, l’armée du roi d’Angleterre, de laquelle le comte d’Arondel, qui s’appeloit Richard, étoit amiral et souverain, et en sa compagnie étoient le comte de Devensière, le comte de Notinghem et l’évêque de Nordvich, et étoient cinq cens hommes d’armes et mille archers. Et ancrèrent en celle saison un grand temps sus la mer, en attendant les aventures ; et se rafreschissoient sus les côtes d’Angleterre et sur les îles de Cornouailles, de Bretagne et de Normandie ; et étoient trop courroucés de ce que la flotte de Flandre leur étoit échappée, laquelle étoit allée en la Rochelle, et encore plus de ce que le connétable de France, quand il partit de Lautriguier et il vint à l’Escluse et il passa devant Calais, quand ils ne le rencontrèrent ; car volontiers se fussent combattus à lui, nonobstant que le connétable avoit bien autant de vaisseaux armés que ils avoient, qui passèrent tous par devant eux, mais ce fut par le bon vent et la marée que les François eurent de nuit.

Or gisoient ces nefs angloises à l’ancre par devant Mergate à l’embouchure de la Tamise, au descendant de Zandvich, et attendoient là l’aventure, et par espécial la flotte des nefs qui celle saison étoient allées en la Rochelle ; et bien savoient que tantôt retourneroient, ainsi comme elles firent.

Quand les marchands de Flandre, de la Rochelle, de Hainaut et de plusieurs autres pays qui pour la doutance des Anglois s’étoient tous conjoints et assemblés ensemble et accompagnés au département de Flandre pour aller et retourner plus sûrement, eurent fait tous leurs exploits à la Rochelle et en Rochelois et au pays de Xaintonge, et chargé leurs nefs de grand’foison de vins du Poitou et du pays de Xaintonge, et ils virent que ils eurent bon vent, ils se désancrèrent du hâvre de la Rochelle et se mirent au chemin par mer pour retourner en Flandre et à l’Escluse dont ils étoient partis ; et singlèrent tant que ils passèrent les ras Saint-Mathieu en Bretagne sans péril et sans dommage, et costièrent la basse Bretagne et puis Normandie, et d’autre part Angleterre droitement sus l’embouchement de la Tamise, où ces nefs anglesches étoient. Les nefs de Flandre les aperçurent comment elles gisoient là en guet au pas, et dirent ceux qui étoient en sès chastels d’amont : « Seigneurs, avisez-vous ; nous serons rencontrés de l’armée d’Angleterre, ils nous ont aperçus ; ils prendront l’avantage du vent et la marée ; si aurons bataille avant qu’il soit nuit. »

Ces nouvelles ne plurent pas bien à aucuns et par espécial aux marchands de Flandre et d’autres pays qui avoient là dedans leurs marchan-