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LIVRE III.

étoient si grosses que elles ne purent approcher de si près, pour la terre, que la barge fit ; par telle manière se sauva-t-il et toute sa route.

Moult furent les gens de l’Escluse ébahis, quand les nouvelles furent là venues que l’armée d’Angleterre leur venoit et avoit rué jus et déconfit l’armée de Flandre et la grosse flotte qui venoit de la Rochelle, et cuidèrent bien avoir l’assaut. Si ne savoient lequel faire, ni auquel entendre, ou guerpir leur ville et tout laisser, ou entrer ens ès vaisseaux qui là dormoient à l’ancre et garder le pas. Et sachez que si les Anglois eussent bien certainement sçu du convenant de l’Escluse, ils eussent été seigneurs de la ville et du chastel, ou si ils eussent cru Piètre du Bois, car il conseilloit trop fort, quand ils furent au-dessus de la bataille et ils eurent saisi toute la navie, que on venist à l’Escluse et que de fait on le gagneroit. Mais les Anglois ne l’avoient point en courage ni en conseil ; ainçois disoient : « Nous ferions trop grand’folie de nous bouter en la ville de l’Escluse ; et puis ceux de Bruges, du Dam et d’Ardembourg venroient et nous enclorroient. Ainsi reperderièmes-nous tout ce que nous avons gagné. Il vaut trop mieux que nous le gardons et que nous guerroyons sagement que follement. »

Ainsi ne se boutèrent point les Anglois outre la rive de la mer vers l’Escluse, mais ils se mirent en peine d’ardoir la navie qui étoit au hâvre de l’Escluse et qui là gisoit à l’ancre ; mais des vaisseaux qu’ils avoient pris ils prirent des plus légers et les plus secs et les oignirent bien dehors et dedans de huile et de graisse, et puis boutèrent le feu dedans, et les laissèrent aller aval le vent et avecques la marée qui venoit à l’Escluse. Ces vaisseaux ardoient bel et clair. Et le faisoient les Anglois à celle entente que ils se prensissent aux grands et gros vaisseaux qui là étoient d’Espaigne et d’autres pays, ils n’avoient cure de qui. Mais le feu n’y porta oncques dommage à vaissel qui y fut.

CHAPITRE LIV.

Comment les Anglois arrivèrent à l’Escluse et de ce toutes gens s’esbahissoient et comment ils ardirent plusieurs villes.


Après ce que les Anglois eurent déconfit messire Jean Bucq, l’amiral de Flandre, et conquis toute la flotte qui venoit de la Rochelle, où ils eurent grand profit, et par espécial ils eurent bien neuf mille tonneaux de vins, dont la vinée toute l’année en fut plus chère en Flandre, en Hainaut et en Brabant et à meilleur marché en Angleterre. Ce fut raison. Ainsi se portent les aventures ; nul n’a dommage que les autres n’y aient profit. Ne se départirent pas pour ce les Anglois de devant l’Escluse, mais furent là à l’ancre, et coururent de leurs barges et de leurs gallées, et prirent terre à Terneuse à l’opposite de l’Escluse : il n’y a que la rivière entre deux ; et l’ardirent, et le moustier aussi, et deux autres villes plus avant en allant sus la marine et sus les dicques, lesquelles on appelle Tonrne-Hourgue ; et Murdeques[1], et prirent des gens et des prisonniers sur le pays et furent là gisans à l’ancre plus de neuf jours ; et firent des embûches entre le Dam et l’Escluse au lez devers eux au chemin de Cokesie ; et y fut pris Jean de Lannoy, un homme d’armes de Tournay, qui étoit là venu avecques le seigneur d’Escornay et messire Blancart de Calonne, qui y vinrent frappant de l’éperon, de Tournay atout quarante lances, quand les nouvelles furent épandues sus le pays que les Anglois étoient à l’Escluse. Et advint aussi que messire Robert Mareschal, un chevalier de Flandre, lequel avoit épousé une des filles bâtardes du comte de Flandre, étoit pour ce jour à Bruges, quand les nouvelles coururent des Anglois ; si que il se départit et s’en vint à l’Escluse et se bouta au chastel lequel il trouva à petite garde et défense. Et si les Anglois eussent pris terre, ou que ils se fussent adonnés de être entrés en l’Escluse, aussi bien que ils firent d’aller à Terneuse d’autre part l’eau, ils eussent pris chastel et tout ; car les gens qui le devoient garder et ceux de l’Escluse étoient si ébahis que il n’y avoit ordonnance ni arroy en eux ; et s’en fuyoient les uns çà et les autres là, quand le chevalier dessus nommé y vint qui entendit aux défenses et au pourvoir de gens, et rendit cœur

  1. Turnhout et Moerdick.