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[1378–1379]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

du roi de France. Si fit ainsi comme il ordonna ; et donna à entendre à tous ceux dont il avoit la connoissance, excepté à ceux de son conseil, que il étoit deshaitié. Si monta sur un soir à cheval, tout desconnu, lui quatrième, et se partit de Paris et chevaucha vers son pays. Ses gens petit à petit le suivoient. Tant exploita par ses journées que il vint à Bordeaux : si trouva messire Jean de Neufville sénéchal de Bordeaux à qui il recorda son aventure. Si se tourna Anglois ; et dit qu’il avoit plus cher à mentir sa foi devant le roi de France que envers son naturel seigneur le roi d’Angleterre. Ainsi demeura le sire de Mucident Anglois tant comme il vesqui ; de quoi le duc d’Anjou fut moult courroucé ; et dit bien et jura que si jamais le tenoit il lui toldroit la tête. De ce étoit le sire de Mucident tout informé et avisé ; si se gardoit du mieux qu’il pouvoit.

Encore se tenoit le sire de Langurant François, lequel étoit un moult appert chevalier, et faisoit plusieurs contraires ès terres des seigneurs qui étoient retournés Anglois, qui lui marchissoient[1], tels comme le seigneur de Mucident, le seigneur de Rozem et le seigneur de Duras. De quoi ces trois barons étoient moult courroucés et mettoient grand’entente à ce qu’ils le pussent occire, car il leur étoit trop fort ennemi. Le sire de Langurant, qui étoit un chevalier de grand’volonté, chevauchoit un jour et avoit en sa compagnie environ quarante lances ; et vint assez près de une garnison anglesche que on dit Carvilac, qui étoit de l’héritage du captal de Buch et à son frère. Si fit une embûche de ses gens en un bois et dit : « Demeurez, je veuil aller tout seul courir devant ce fort, savoir si nul sauldra hors contre nous. » Ses gens demeurèrent. Il chevaucha outre, monté sur fleur de coursier, et vint devant les barrières de Carvilac et parla aux gardes, et demanda : « Où est Bernart Courant votre capitaine ? Dites-lui que le sire de Langurant lui demande une joute ; il est bien si bon homme d’armes et si vaillant qu’il ne la refusera pas pour l’amour de sa dame ; et s’il la refuse il lui tournera à grand blâme ; et dirai partout où je irai qu’il m’aura refusé par couardise une joute de fer de lance. » À la barrière pour l’heure étoit l’un des varlets Bernard Courant, qui lui dit : « Sire de Langurant, j’ai ouïe votre parole ; or vous souffrez un petit et je irai parler à mon maître : jà ne sera reproché que par lâcheté il vous refuse, mais que vous le veuillez attendre. » — « Par ma foi ! répondit le sire de Langurant, oil. » Le varlet se partit et vint en une chambre où il trouva son maître ; si lui recorda les paroles que vous avez ouïes. Quand Bernard ot ce entendu, si lui engrossa le cœur au ventre, et affelonit grandement, et dit : « Çà ! mes armes ! ensellez-moi mon coursier ; il ne s’en ira jamais refusé. » Tantôt fut fait ; il s’arma et monta à cheval, et prit sa targe et son glaive, et fit ouvrir la porte et la barrière, et se mit aux champs.

Quand le sire de Langurant le vit venir, si fut tout réjoui ; si abaissa son glaive et mit en ordonnance de bon chevalier ; et aussi fit l’écuyer : si éperonnèrent leurs chevaux. Tous deux étoient bien montés et à volonté. Si se consuirent des glaives si roidement en my leurs écus qu’ils volèrent en pièces. Au passer outre Bernard Courant consuivit à meschef de l’épaule[2] le seigneur de Langurant et le bouta hors de sa selle, et le jeta sur la terre. Quand Bernard Courant le vit aterré, il fut tout réjoui, et tourna tout court son coursier sur lui ; et ainsi que le sire de Langurant se releva, Bernart qui étoit fort écuyer et appert, le prit à deux mains par le bacinet[3] et le tira si fort à lui qu’il lui arracha hors de la tête et le jeta dessous son cheval. Les gens du seigneur de Langurant qui étoient en embûche véoient bien tout ce ; si commencèrent à eux dérouter pour venir celle part et rescourre leur seigneur. Bernard Courant regarda sur côté et les vit venir ; si trait sa dague et dit au seigneur de Langurant : « Rendez-vous, sire de Langurant, mon prisonnier, rescous ou non rescous, ou autrement vous êtes mort. » Le sire de Langurant qui avoit fiance en ses gens pour être rescous, se tint tout quoi et rien ne répondit. Quand Bernard Courant vit ce et qu’il n’en auroit autre chose, si fut tout emflambé d’aïr et se douta que il ne perdît le plus pour le moins, et lui avala une dague qu’il tenoit sur le chef qu’il avoit tout nu ; et lui embarra là dedans et puis la ressacha, et féry

  1. Dont les terres étaient limitrophes aux siennes.
  2. Atteignît dangereusement l’épaule.
  3. Chapeau de fer.