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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ne sont pas trop souffrans ; mais pour attendre une grande journée et une bataille ils sont bons ensemble. Là se concorderoient-ils bien, et aussi feroient Gascons.

Ce conseil fut arrêté. Et dit le roi de Portingal au duc de Lancastre : « Sire et beau-père, si très tôt comme je saurai que vous chevaucherez, je chevaucherai aussi, car mes gens sont tout prêts, ni ils ne demandent autre chose que bataille. » Répondit le duc de Lancastre : « Je ne séjournerai point longuement ; On m’a dit qu’il y a encore en Galice aucunes villes rebelles qui point ne veulent venir en l’obéissance de nous ; je les irai visiter et conquerre, et puis chevaucherai celle part, et où je cuideray plutôt trouver mes ennemis. »

Sus cel état prit congé le roi de Portingal au duc de Lancastre et à la duchesse, et aussi fit la roine Philippe sa femme, et autant bien la jeune fille, mademoiselle Catherine, fille au duc, et à la duchesse ; car il fut ordonné que, la guerre durant et la saison tout aval, la jeune fille se tiendront avec la roine sa sœur au Port de Portingal ; elle ne pouvoit être en meilleure garde ; et la duchesse s’en retourneroit en la ville de Saint-Jacques en Galice. Ainsi se portèrent les ordonnances ; et s’en alla chacun où il s’en devoit aller, le roi de Portingal au Port et la duchesse en la ville de Saint-Jacques, bien accompagnée de chevaliers et d’écuyers ; et le duc demeura à Betances et toutes ses gens avecques lui ou là environ. Et ordonnèrent leurs besognes pour chevaucher hâtivement, car le séjour leur ennuyoit, pourtant que on étoit jà au joli mois d’avril, que les herbes étoient jà toutes mûres en Galice et en Castille, et le bled en grain, et les fleurs en fruit ; car le pays y est si chaud que, à l’entrée de mois de juin, l’août[1] y est passé. Si se vouloient délivrer d’exploiter et de querre les armes, endementres que il faisoit si beau temps et si souef, car c’étoit grand plaisir que d’être aux champs.

Or parlerons-nous un petit de l’ordonnance des François et du roi de Castille, autant bien que nous avons parlé des Anglois.

CHAPITRE LXI.

Comment messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac vinrent à l’aide du roi de Castille et comment ils eurent conseil, le roi et eux, comment ils se maintiendroient.


Vous savez comment messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac firent tant, par sagement traiter, que le comte de Foix laissa paisiblement passer eux et leurs routes parmi son pays de Berne pour aller en Castille. Encore donna ledit comte en droit don, de sa bonne volonté, car il n’y étoit point tenu si il ne vouloit, aux chevaliers et écuyers qui passoient par la ville de Ortais, et qui l’allèrent voir en son chastel et conter des nouvelles, grands dons et beaux ; à l’un un cent, à l’autre deux cens, à l’autre trente, à l’autre quarante, à l’autre cinquante florins, selon ce que ils étoient ; et coûta bien au comte de Foix le premier passage, selon ce que les trésoriers depuis me dirent à Ortais, la somme de dix mille francs, sans les chevaux, les haquenées et les mules que il donna. Or prenez le seigneur qui ce fasse, ni qui le sçût ni le voult faire. Au voir dire tant en vueil-je bien encore dire. C’est dommage que un tel prince envieillist ni muert : ni à sa cour il n’y a nuls marmousets qui disent : « Ôtez ci ; donnez ci, donnez là ; prenez ci, prenez là. » Nennil ; ni oncques n’en eût nuls, ni jà n’en aura. Il fait tout de sa tête, car il est naturellement sage. Si sait bien donner où il appartient, et prendre aussi où il appartient. Et quoique de ses dons et largesses faire, il travaille ses gens, c’est vérité, car la revenue n’est pas si grande que il pût donner les dons qu’il donne, bien tous les ans soixante mille francs, de tenir son état qui n’est pareil à nul autre, et de assembler, pour je doute des aventures, le grand trésor que il assemble et a assemblé puis trente ans, où on trouveroit en la tour à Ortais trente fois cent mille francs, si ne prient ses gens à Dieu d’autre chose que il puisse longuement vivre, ni ils ne plaignent chose que ils mettent en lui. Et leur ouïs dire que, au jour que il mourra, il y a en Foix et en Berne eux dix mille qui voudroient mourir aussi. Or regardez ! ils ne disent pas cela sans grand amour que ils mit à leur seigneur. Et vraiment, si ils l’aiment, ils ont droit et raison, car il les tient en paix et en justice, et sont toutes ses terres

  1. L’août se prend ici pour la moisson.