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LIVRE III.

gneur de la Rivière. Ceux furent chargés quelle chose ils devoient dire et faire. Par espécial, pour lui mieux informer de la matière et de toutes les besognes, l’évêque de Beauvais s’en vint au Mont-le-Herne où le connétable se tenoit, car la ville, le chastel et toutes les appendances, le roi Charles lui donna à lui et à ses hoirs. L’évêque de Beauvais là étant, une maladie le prit, dont il s’alita et fut quinze jours en fièvre et en maladie, et puis mourut. Si eut le prud’homme grand’plainte. Au lieu de l’évêque de Beauvais y fut envoyé l’évêque de Langres. Celui se mit au chemin de Bretagne avecques les dessus dits.

On me pourroit demander, qui voudroit, dont telles choses me viennent à savoir, pour en parler si proprement et si vivement. J’en répondrois à ceux qui m’en demanderoient : que grand’cure et grand’diligence je mis en mon temps pour le savoir, et encerchai maint royaume et maint pays, pour faire juste enquête de toutes les choses qui ci-dessus sont contenues en celle histoire, et qui aussi en suivant en descendront ; car Dieu me donna la grâce et le loisir de voir en mon temps la greigneur partie et d’avoir la connoissance des hauts princes et seigneurs, tant en France comme en Angleterre. Car sachez que, sus l’an de grâce mil trois cent quatre vingt et dix, je y avois labouré trente-sept ans, et à ce jour je avois d’âge cinquante-sept ans. Au terme de trente-sept ans, quand un homme est dans sa force et en son venir, et il est bien de toutes parties, car de ma jeunesse je fus cinq ans de l’hôtel au roi d’Angleterre et de la roine, et si fus bien de l’hôtel du roi Jean de France et du roi Charles son fils, si pus bien sus ce terme apprendre et concevoir moult de choses. Et pour certain, c’étoit la greigneur imagination et plaisance que je avois que toujours enquérir avant et de retenir, et tantôt escripre comme j’en avois fait les enquêtes. Et comment je fus adonc informé, et par qui, de la prise du connétable et de ce qui en descendit, je le vous dirai.

Je chevauchois, en ce temps que les choses furent advenues, ou un an après, de la cité d’Angers à Tours en Touraine ; et avois geu à Beaufort en Vallée. À lendemain, d’aventure je trouvai au dehors le Mont-le-Herne un chevalier de Bretagne et d’amont, lequel s’appeloit messire Guillaume d’Ancenis, et s’en alloit voir la dame de Mailly en Touraine, sa cousine, et ses enfans, car elle étoit nouvellement vefve. Je m’acointai du chevalier, car je le trouvai courtois et doux en ses paroles. Je lui demandai des nouvelles et par espécial de la prise du connétable, dont je tendois fort à savoir la vérité. Il la me dit, car il disoit que il avoit été à Vennes au parlement qui y fut, avecques le seigneur d’Ancenis, un sien cousin et un grand baron de Bretagne. Et tout ainsi comme Espaing du Lion me dit et informa des choses dessus dites qui étoient advenues en Foix, en Béarn et en Gascogne, et aussi messire Jean Percek des avenues de Portingal et de Castille, me conta plusieurs choses le gentil chevalier ; et plus m’en eût conté si je eusse longuement chevauché en sa compagnie.

Entre Mont-le-Herne et Prilly, a quatre grandes lieues, et nous chevauchions bellement à l’aise des chevaux. Et là, sus ce chemin, il me conta moult de choses, lesquelles je mis bien en remembrance et par espécial des avenues de Bretagne. Et ainsi que nous chevauchions et que nous étions près de Prilly à une lieue, nous entrâmes en un pré. Là s’arrêta-t-il et dit : « Ha ! Dieu ait l’âme du bon connétable de France ! Il fit ici une fois une belle journée et profitable pour ce pays dessous la bannière messire Jean de Beuil, car il n’étoit pas connétable, mais étoit nouvellement venu et issu hors d’Espaigne. » Et comment il en advint je le demandai. « Je le vous dirai, dit-il, mais que nous soyons à cheval. » Il monta et nous montâmes ; il commença à chevaucher bellement et puis à faire son conte ainsi comme il en avint.

« Du temps que je vous parle, dit le chevalier, étoit ce pays ici si rempli d’Anglois et de larrons gascons, bretons et allemands et gens aventureux de toutes nations, que tout le pays de çà Loire et de là Loire en étoit rempli, car la guerre de France et d’Angleterre étoit renouvelée. Si entroient toutes manières de pillards en ce pays et se amassoient et fortifioient par manière de conquête. Le chastel de Beaufort en Vallée, que vous avez vu en étoit tenu ; et le pays d’environ vivoit en pactis tout dessous lui. Pour venir à mon propos, Anglois et Gascons tenoient Prilly et l’avoient mallement fortifié, et nul ne les en boutoit ni chassoit hors. Et tenoient ce chemin sus la rivière de Loire autres