Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/612

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
606
[1387]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

lui lui brisoit et lui tolloit la connoissance de la raison ; et se repentoit trop fort de ce que quand il en étoit au-dessus, il ne l’avoit mis à mort.

Ainsi se portèrent ces choses un long-temps ; et demeuroit le duc de Bretagne à Vennes ; et chevauchoit petit parmi son pays, car il se doutoit trop fort des embûches, mais il tenoit à amour les cités et bonnes villes de Bretagne, et avoit secret traité aux Anglois ; et faisoit ses chastels et ses villes garder aussi près que si il eût eu guerre ouverte. Et avoit plusieurs imaginations sur ce que il avoit fait ; une heure s’en repentoit ; en l’autre heure il disoit que il ne voulsist pas que il n’eût pris le connétable. À tout le moins donnoit-il exemple à tous ceux qui en savoient à parler que messire Olivier de Cliçon l’avoit courroucé et que sans cause il ne l’eût jamais fait ; et aussi cremeur à son pays, car c’est petite seigneurie de seigneur qui n’est cremu et douté de ses gens. Et toudis au fort auroit-il paix quand il voudroit.

Nous nous souffrirons un petit à parler du duc de Bretagne et retournons à parler des besognes du roi d’Angleterre, qui furent en ce temps moult merveilleuses et horribles.

CHAPITRE LXXII.

Comment les oncles du roi d’Angleterre étoient tous d’une alliance entre le roi et son conseil, et de la murmuration du peuple contre le duc d’Irlande et de la réponse des Londriens au duc de Glocestre.


Vous savez, si comme il est ici dessus contenu en l’histoire, que les oncles du roi d’Angleterre, le duc de Yorch et le duc de Glocester, et le comte de Sallebery, le comte d’Arondel, le comte de Northonbrelande, le comte de Northinghem et l’archevêque de Cantorbie étoient tous d’une alliance à l’encontre du roi et de son conseil ; car sus eux ils se contentèrent trop mal ; et disoient en requoi ; « Ce duc d’Irlande fait en Angleterre et du roi ce qu’il veut ; et n’est le roi conseillé fors de méchans gens et de basse venue ens ou regard des princes. Et tant que il ait le conseil que il tient de-lez lui, les choses ne puevent bien aller, car un royaume ne peut être bien gouverné, ni un seigneur bien conseillé de méchans gens. On voit, quand un povre homme monte en état, et son seigneur l’avoue, il se corrompt et détruit, aussi le peuple et son pays ; et est ainsi d’un povre homme à faire qui ne sait que c’est d’honneur, qui désire à tout engloutir et tout avoir, comme d’un loutre qui entre en un étang et détruit tout le poisson que il y trouve. À quoi est ce bon que ce duc d’Irlande est si bien du roi ? Nous connoissons bien son extraction et sa venue, et que le royaume d’Angleterre sera du tout gouverné par lui, et on laira les oncles du roi et ceux de son sang. Ce ne fait pas à souffrir ni à soutenir. » — « Nous savons bien que le comte d’Asquesufforch est, disoient les autres ; il fut fils au comte Aubery d’Asquesufforch, qui oncques n’eut grâce ni renommée en ce pays d’honneur, de sens, de conseil ni de gentillesse. » — « Et messire Jean Chandos, dit lors un chevalier, lui montra une fois moult bien à l’hôtel du prince de Galles, en l’hôtel de Saint-André à Bordeaux. » — « Et que lui montra-t-il ? » répondit un autre qui vouloit savoir le fond. « Je le vous dirai, dit le chevalier, car je y étois présent. On servoit du vin en une chambre où le prince étoit, et avecques lui grand’foison de seigneurs d’Angleterre. Quand le prince eut bu, pourtant que messire Jean Chandos étoit connétable d’Acquitaine, tantôt après le prince on lui porta la coupe ; il la prit et but, et ne fit nul semblant de dire au comte d’Asquesufforch, le père de celui-ci, de boire ni d’aller devant. Après ce que messire Jean Chandos eut bu, un de ses écuyers apporta le vin au comte d’Asquesufforch ; et le comte qui s’étoit indigné grandement de ce que Chandos avoit bu devant lui, ne vouloit boire ; mais dit à l’écuyer qui tenoit la coupe, par manière de moquerie : « Va, et si dis à ton maître Chandos que il boive. » — « Pourquoi, dit l’écuyer, irois-je ? Il a bu ; buvez puisque on le vous offre ; et si vous ne buvez, par Saint George ! je le vous jetterai au visage. »

« Le comte, quand il ouït celle parole, douta que l’écuyer ne fît sa têtée, car il étoit bien outrageux de cela faire. Si prit la coupe et la mit à sa bouche et but ; à tout le moins en fit-il contenance. Messire Jean Chandos qui n’étoit pas loin avoit bien vu toute l’ordonnance, car il véoit et oyoit trop clair. Et aussi à son retour et là mêmement, entrementres que le prince parloit à son chancelier, il lui conta le fait. Messire Jean Chandos se souffrit tant que le prince fût retrait. Adonc s’en vint-il au comte d’Asquesufforch et