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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

lui ressemblez. » — « Nenny, répondit messire Robert, je suis un homme de la comté de Kent, qui tiens terres de messire Jean de Hollande ; et les gens de l’archevêque de Cantorbie me vont trop près. Si en ferois volontiers plainte au conseil. » Répondit l’écuyer : « Si vous venez là dedans au palais, je vous ferai avoir voye devant les maîtres ef seigneurs de parlement. » — « Grand merci ! répondit messire Robert, je ne renonce pas à votre aide. »

À ces mots prit congé l’écuyer : et fit venir une quarte de cervoise, et la paya : et dit adieu et se partit de l’hôtel, et entra en la porte du palais ; et ne cessa, tant qu’il vint à l’entour de la chambre du conseil : et hucha un huissier ; on ouvrit l’huis de la chambre. Adonc l’huissier le connut sitôt qu’il le vit : et lui demanda : « Que voulez-vous ? Nos seigneurs sont en conseil. » — « Je vueil, dit-il, parler à monseigneur de Glocestre, mon maître, car c’est pour besogne qui touche à lui grandement et à tout le conseil aussi. » L’huissier connoissoit bien l’écuyer, car il étoit homme d’honneur et revérence, si lui dit. « Allez outre, de par Dieu ! » Et passa outre et vint devant les seigneurs ; et se mit en genou devant le duc de Glocestre et dit : « Monseigneur, je vous apporte grandes nouvelles. » — « Grandes ! répondit le duc ; quelles ? » — « Monseigneur, dit l’écuyer, je parlerai tout haut, car elles touchent à vous et à tous messeigneurs qui ci sont. J’ai vu messire Robert Trésilien : et est en habit d’un villain, ici devant la porte du palais, bouté en une taverne de cervoise. » — « Trésilien ! » dit le duc. « Par ma foi ! monseigneur, voire, vous l’aurez au dîner, si vous voulez. » — « Je le vueil bien avoir, dit le duc. Il nous dira des nouvelles d’Irlande, et du duc son maître. Or tôt va le quérir : et sois si fort que tu n’y failles. »

L’écuyer, quand il eut le commandement du duc, issit de la chambre et se pourvéy de quatre sergens, et leur dit : « Suivez-moi de loin : et, si tôt comme je vous ferai signe sur un homme que je vais quérir, mettez-y la main et gardez bien qu’il ne vous échappe. » Ils répondirent : « Volontiers. » À ces mots s’en vint l’écuyer : et entra en la maison où Trésilien se tenoit : et monta les degrés amont en la chambre, là où il l’avoit laissé ; et dit, si tôt comme il le vit et fut en sa présence : « Trésilien, vous n’êtes pour nul bien venu en cette contrée : si comme je le suppose. Monseigneur de Glocestre vous mande, que vous venez parler à lui. » Le chevalier fit l’étranger, et se fût volontiers excusé s’il eût pu, et dit : « Je ne suis pas Trésilien : mais je suis un fermier à messire Jean de Hollande. » — « Nennil, dit l’écuyer ; votre corps est Trésilien, mais l’habit ne l’est pas. » Et lors fit signe aux sergens qui étoient devant l’issue de l’hôtel qu’ils fussent prêts pour le prendre. Ils entrèrent en la maison et montèrent les degrés : et vinrent en la chambre où Trésilien étoit, et tantôt ils mirent main à lui : et l’amenèrent, voulsist ou non, au palais.

Vous pouvez bien croire qu’il y eut grand’presse à le voir, car il étoit bien connu en Londres et en plusieurs lieux d’Angleterre. De sa prise et de sa venue fut le duc de Glocestre grandement réjoui, et le voult voir. Quand il fut en sa présence, si lui demanda : « Trésilien, quelle chose êtes-vous venu querre en ce pays ? Que fait monseigneur ? Où se tient-il ? » Trésilien qui vit bien qu’il étoit de tous points reconnu, et que nulle excusance ne lui valoit, répondit et dit : « Par ma foi, monseigneur ! le roi notre sire se tient le plus à Bristo et sur la rivière de Saverne : et chasse là et s’ébat. Si m’a envoyé de par deçà pour savoir des nouvelles. » — « Comment, dit le duc, en tel état ! Vous n’êtes pas venu en état de prud’homme, mais d’un traitteur et d’un espie. Si vous volsissiez savoir des nouvelles, vous dussiez être venu en état de chevalier et de prud’homme, et avoir apporté lettres de créance et d’état : ainsi eussiez vous par de là reporté toutes nouvelles. » — « Monseigneur, dit Trésilien, si j’ai mespris, si le me pardonnez, car tout ce que j’ai fait on le m’a fait faire. » — « Et où est votre maître le duc d’Irlande ? » Dit Trésilien : « Monseigneur, il est devers le roi notre sire. » — « Doncques, dit le duc de Glocestre, nous sommes informés qu’il fait un grand amas de gens d’armes, et le roi pour lui. Quelle part les veut-il mener ? » — « Monseigneur, répondit Trésilien, c’est tout pour aller en Irlande. » — « En Irlande ! » dit le duc. « M’aist Dieu, monseigneur ! voire, » dit Trésilien. Doncques pensa un petit le duc de Glocestre, puis parla et dit : « Trésilien, Trésilien, vos besognes ne sont ni bonnes, ni belles : et avez fait grand’folie d’être venu en ce pays,