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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

siroient à partir, pour recouvrer santé et mutation de nouvel air. Adoncques eurent les barons et chevaliers d’Angleterre ordonnance, comment ils s’en cheviroient. De retourner en Angleterre par mer, ce leur étoit impossible, car ils n’avoient nulle navire prête et étoient trop loin du port. Autrement, ils étoient si chargés et si empêchés, eux et leurs gens, de maladie de cours de ventre, ou de fièvres, qu’ils étoient morts à moitié : et ne pourroient nullement souffrir ni porter les peines de la mer.

Tout considéré, le plus propice qui leur restoit, c’est qu’ils se missent au retour parmi France. Or disoient les aucuns : « Et comment se pourra ce faire ? Car nous sommes ennemis à tous les royaumes que nous avons à passer : et premièrement à Espaigne, car nous y avons fait mortelle guerre et ouverte ; au roi de Navarre aussi, car il est conjoint, en icelle guerre, avecques le roi de Castille ; et au roi d’Arragon, car il s’est allié avecques le roi de France : et jà nous a-t-il fait et à nos gens un grand dépit, car nous venus en ce voyage, si comme le sénéchal de Bordeaux nous a mandé, il eût retenu et mis en prison à Barcelone l’archevêque de Bordeaux, qui étoit allé parler au roi et au pays pour les arrérages que le royaume d’Arragon doit à notre seigneur le roi d’Angleterre. Parmi France, à envoyer devers le roi, ce nous est trop dur et trop long ; et, quand le message seroit là venu, espoir le roi qui est jeune ou son conseil, n’en voudroient rien faire, car le connétable de France, messire Olivier de Cliçon pour le présent, nous hait mortellement : et veut dire que le duc de Bretagne, son grand adversaire, se veut tourner Anglois. »

Adoncques répondirent les autres qui étoient de haute imagination et de parfond sens : « Or soyent toutes doutes mises avant ! Nous disons ainsi, pour le meilleur, que c’est bon que nous essayons le roi de Castille : espoir aura-t-il si grande affection de nous voir issir loin de Castille que légèrement nous accordera à passer parmi son royaume paisiblement, et nous impètrera sauf conduit devers les rois de France, d’Arragon et de Navarre. »

Le conseil fut accepté, tenu et ouï : et prirent un héraut qui s’appeloit Derby et lui baillèrent lettres qui s’adressoient au roi de Castille. Le héraut se départit de ces seigneurs et se mit au chemin ; et chevaucha tant qu’il vint à Medine-de-Camp, là ou le roi se tenoit pour ces jours. Il vint devant le roi et s’agenouilla et lui bailla les lettres. Il les ouvrit et les lut, car elles étoient en François.

Quand il en eut vu et conçu la substance, il se tourna d’autre part et commença à rire ; et dit à un sien chevalier maître d’hôtel : « Pensez de ce héraut. Il aura réponse anuit, pour retourner le matin. » Il fut fait ; le roi entra en sa chambre et fit appeler messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac ; ils vinrent. Il leur montra et lut les lettres, et puis demanda : « Quelle chose en est bonne à faire ? »

Or vous dirai un petit de la substance. Messire Jean de Hollande, connétable de l’ost, escripvoit au roi de Castille et il lui prioit : qu’il lui voulsist, par ce héraut, envoyer lettres de sauf conduit, allant et retournant, pour deux ou trois chevaliers Anglois, pour avoir parlement et traité ensemble. Les deux chevaliers dessus nommés respondirent : « Monseigneur, il est bon que vous leur donnez et accordez : et ainsi saurez-vous quelles choses ils demandent. » — « Ce me semble bon, » dit le roi. Tantôt il fit un clerc escripre un sauf conduit, où contenu étoit qu’ils pouvoient venir et retourner arrière, jusques à six chevaliers, s’il venoit à point au connétable, et leurs gens. Quand le sauf conduit fut escript, il fut scellé du grand scel, et du signet du roi : et fut baillé au héraut, et vingt francs avecques. Il prit tout : et s’en retourna à Aurench, là ou le duc de Lancastre et le connétable étoient qui attendoient le héraut et la réponse qu’il rapportoit ; donc ils furent moult réjouis de sa venue.

Le héraut dessus nommé bailla au connétable le sauf conduit. Adonc furent ceux élus qui iroient : et tout premièrement messire Maubruin de Liniers, messire Thomas Morel et messire Jean d’Aubrecicourt. Ces trois chevaliers furent chargés de faire le message, et d’aller en embassaderie devers le roi de Castille : si se départirent du plus tôt qu’ils purent, car il besognoit à aucuns, pour ce qu’ils avoient en leur ost et en leurs logis, départis çà et là, grand’faute de médecines et de médecins pour eux visiter, et des besognes qui appartiennent à médecine, et de nouveaux vivres pour eux rafreschir.

Ces ambassadeurs anglois passèrent à Ville-Arpent : et leur fit le connétable de Castille,