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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

CHAPITRE XCI.

Comment se mut le premier content et mautalent entre les ducs de Brabant et de Guerles, et comment le comte Regnault de Guerles fut conseillé de se marier à la fille Bertaut de Malignes, et la réponse que le dit Bertaut fist aux messagers dudit comte.


Long temps a été, et se sont tenus en haine les Guerlois et les Brabançons. Si sont ces pays marchissans, sur aucunes bandes, l’un à l’autre. Et la greigneur haine, que les Brabonçons ayent au duc de Guerles et à ses hoirs, c’est pour la ville de Gavres que les ducs de Guerles ont tenue de force, un long temps, contre les Brabançons. Car ils disent ainsi, pourtant que cette ville de Gavres sied deçà la Meuse au pays de Brabant, que le duc de Guerles la tient, à grand blâme, sur eux. Et du temps passé plusieurs parlemens en ont été : mais toujours sont demeurés les Guerlois en leur tenure. D’autre part les Guerlois ont mal talent aux Brabançons, pour la cause de trois beaux chastels et forts, qui sont par delà la rivière de Meuse, tels que Gaugelch, Buch et Mille[1] que le duc de Brabant et les Brabançons tiennent aussi de force et par raison, si comme tout en lisant je le vous exposerai, sur le duc de Guerles, et à l’entrée de son pays. Ces mal-talens par plusieurs fois se sont renouvelés entre ces deux duchés, Brabant et Guerles. Et est la supposition de plusieurs chevaliers et écuyers qui en armes se commissent, que si messire Édouard de Guerles, lequel fut occis par merveilleuse incidence à la bataille de Juliers[2], d’un trait d’une sagette d’un archer que le duc Winceslas de Boesme, duc de Luxembourg et de Brabant, avoit là en sa route, fût demeuré en vie, avecques ce que ses gens eurent la victoire de la bataille dont je vous parle, il fût venu à son entente de ces chastels ; car il étoit bien si vaillant chevalier et si hardi, qu’il les eût reconquis sur ses ennemis, et encore assez avec. Or vous vueil-je éclaircir, car je l’ai promis à faire, comment ni par quelle manière, ces trois chastels dessus nommés vinrent en la seigneurie des Brabançons ; et tout pour embellir et vérifier notre matière ; et je vueil prendre, au commencement et création des ducs de Guerles[3].

Un temps fût, et pas n’y avoit trop long terme aux jours que je dictai et ordonnai celle histoire, qu’il y eut un comte en Guerles qui s’appeloit Regnaud. Pour ce que Guerles n’est pas un trop riche pays, ni si grand comme est la duché de Brabant, ce comte Regnaud de Guerles vint à sa terre et seigneurie, jeune homme et de grand’volonté pour bien despendre ; et ne pensoit pas quelle fin ses besognes pourroient traire, fors à sa plaisance accomplir ; et suivit joutes, tournois, fêtes et reviaulx et longs voyages à grand’renommée et à grands frais. Et dépendoit tous les ans quatre fois plus qu’il n’avoit de revenus ; et empruntoit aux Lombards, à tous lez, car il étoit en dons large et outrageux ; et s’endetta tellement, qu’il ne se prouvoit aider de chose nulle qu’il eût ; et tant que ses proismes en forent grandement courroucés et l’en blâmèrent ; et par espécial un sien oncle, de par sa dame de mère, qui étoit de ceux d’Ercle et archevêque de Cologne. Et lui disoit ainsi en destroit conseil : « Regnaud, beau-nepveu, vous avez tant fait que vous vous trouverez un povre homme, et votre terre engagée de toutes parts ; et en ce monde on ne fait compte de povres seigneurs. Pensez-vous que ceux qui ont eu les grands dons de vous et les grands profits, les vous doivent rendre ? Si m’aist Dieu, nenny ; mais ils vous défuiront, quand ils vous verront en cel état et que vous n’aurez plus que donner ; et se trufferont de vous et des folles largesses que vous avez faites, ni vous ne trouverez nul ami. Ne pensez point pour moi et sur moi qui suis archevêque de Cologne, que je doive rompre mon état pour le vôtre refaire, ni vous donner le patrimoine de l’église ; m’aist Dieu, nenny. Ma conscience ne s’y accorderoit jamais ; ni aussi le pape ni les cardinaux ne le souffriroient point. Le comte de Hainaut ne s’est mie ainsi maintenu comme vous avez fait, qui a donné Marguerite, son ains-née fille, de nouveau au roi d’Allemagne Louis de Bavière. Encore en a-t-il trois ; mais toutes les mariera-t-il bien et hautement. Si vous vous fusiez bien porté, sans ainsi avoir engagé votre titre et héritage, ni mis vos chastels ni vos villes hors de vos mains, vous étiez bien taillé de venir à tel mariage, comme à l’une des filles du comte de Hainaut ; mais, au point ou vous êtes, vous n’y viendrez jamais. Vous n’avez villes, chastels ni pays à vous dont vous puissiez douer une femme, si vous l’aviez. »

  1. Peut-être Goch, Beeck et Megen.
  2. En 1372.
  3. Ils furent créés ducs de Gueldres par l’empereur Louis de Bavière, à Francfort, en 1339.