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LIVRE III.

Le comte de Guerles, pour ce temps, des paroles de son oncle l’archevêque de Cologne fut tout ébahi ; car il sentoit bien et reconnoissoit qu’il lui montroit vérité. Si lui demanda, en cause d’amour et de lignage, conseil. « Conseil ! répondit l’archevêque. Beau-nepveu, c’est trop tard ; vous voulez clorre l’étable, quand le cheval est perdu. Je ne vois en toutes vos besognes qu’un seul remède. » — « Quel ? » dit le comte. « Je le vous dirai, dit l’archevêque. Vous devez à Berthaut de Malines, qui est aujourd’hui renommé le plus riche homme d’or et d’argent qu’on sache en nul pays, par les grands faits et marchandises qu’il mène, par mer et par terre, car jusques en Damas, au Caire et en Alexandrie, ses gallées et ses marchandises vont, cent mille florins ; et tient en pleige une partie de votre héritage. Cil dont je vous parle, a une belle fille à marier ; et si n’a plus d’enfants. Hauts barons d’Allemagne et des marches de par-deçà l’ont requise en mariage, pour eux et pour leurs enfans, que bien sais, et ils n’y peuvent venir, car les uns il ressongne, et les autres il tient à trop petits. Si vous conseille que vous fassiez traiter devers le dit Berthaut, que volontiers vous prendrez sa fille à femme, à la fin qu’il vous ôte et nettoye de toutes dettes, et remette villes, chastels et seigneuries qui sont de votre héritage, en votre main. Je suppose assez, pourtant que vous êtes tant haut de lignage et sire de telle seigneurie, et garni de villes, chastels et cités entre la Meuse et le Rhin, qu’il s’inclinera à vous volontiers et entendra votre pétition et requête. » — « Par ma foi, répondit le comte de Guerles, vous me conseillez loyaument, bel oncle. Je le ferai volontiers. »

Adonc ce comte Regnaud de Guerles dont je parle mit ensemble de son meilleur conseil, et de ceux que il aimoit le mieux et ès quels il avoit la greigneur fiance, chevaliers et clercs ; et leur dit et découvrit son entente ; et leur pria et chargea, que ils voulsissent aller, en son nom, devers Berthaut de Malines et lui requissent, pour lui, sa fille en mariage ; et il la feroit comtesse de Guerles, sur les conditions que l’archevêque de Cologne lui avoit baillées. Cils répondirent qu’ils le feroient volontiers ; et ordonnèrent, au plus briévement comme ils purent, leur arroi ; et vinrent devers le Berthaut de Malines moult honorablement ; et lui recordèrent tout ce dont ils étoient chargés. Le Berthaut fit à ces chevaliers et clercs, là envoyés par le comte Regnaud de Guerles, très bonne chère, et leur répondit très courtoisement qu’il s’en conseilleroit. Il, qui étoit riche sans nombre, de cinq ou six millions de florins, et qui désiroit l’avancement de sa fille, car pour ce temps il ne la pouvoit marier plus haut qu’au comte de Guerles, s’avisa qu’il retiendroit ce marché. Mais, avant qu’il s’y assentist, en soi-même il eut plusieurs imaginations, car il mettoit en doute et disoit ainsi : « Si je donne Marie ma fille au comte de Guerles, il voudra être, et sera mon maître. Je ne serai pas le sien. En outre, s’il a enfans de ma fille, et ma fille meurt, ainsi que les choses peuvent avenir, il, qui sera enrichi du mien, et remis en la possession et seigneurie des villes et des chastels de la comté de Guerles, se remariera secondement, si haut qu’il voudra, et pourra de sa seconde femme avoir enfans. Ces enfans qui seront de grand et de puissant lignage de par leur mère, ne feront nul compte des enfans qui seront issus de ma fille ; mais les déshériteront. Et, si ce point et article n’y étoit, assez légèrement je m’y assentirois. Nequedent je prescrirai tant à ceux que le comte de Guerles a envoyés ici, que je leur répondrai ainsi : que leur venue me plaît grandement, et que ma fille seroit bien heureuse, si elle pouvoit venir à si haute perfection, comme à la conjonction du mariage du comte de Guerles, au cas que ses besognes fussent claires ; mais à présent tous ceux qui le connoissent et qui en oyent parler, savent bien qu’elles sont troubles, et qu’il a presque forfait tous ses héritages d’entre la Meuse et le Rhin, et que, pour les eschever et acquitter ses terres et seigneuries, on peut bien clairement voir et entendre qu’il me demande ma fille en mariage ; et, si je lui donne, je voudrois bien savoir comment ce sera ; que si ma fille a hoirs de lui, soit fils ou filles, ils demeureront hoirs de Guerles, pour quelconque mariage qui puist sourdre après ; et, de ce convenant et alliance, j’en serai bien fort, et scellé de lui et de ses prochains qui cause auroient, par succession, de demander chalenge à la comté de Guerles, et des nobles et bonnes villes du pays. »

Ainsi se fonda de répondre et de parlementer le Berthaut de Malines aux commissaires du comte de Guerles. Quand ce vint au matin, à