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LIVRE III.

sa femme, donné et accordé leur fille, laquelle avoit épousé messire Édouard de Guerles. Ainsi demoura la dame, fille de Hainaut, duchesse de Guerles ; et au jour qu’elle épousa le duc de Guerles, fils au duc de Julliers, ils étoient eux deux presque d’un âge, pourquoi le mariage étoit plus bel. Et se tint le jeune duc de Guerles en son pays. Et tant plus croissoit en âge, tant plus aimoit les armes, les joutes, les tournois, les chevaux et les ébattemens ; et eut toujours le cœur plus anglois que françois ; et bien le montra, tant comme il véquit. Et tint toujours le mal-talent que ses prédécesseurs avoient tenu à la duché de Brabant ; et quéroit toujours occasion et cautelle comment il pût avoir la guerre, pour deux raisons : l’une étoit, qu’il s’étoit allié, de foi et d’hommage, au roi Richard d’Angleterre ; l’autre cause étoit, que le duc Winceslas de Bohême, duc de Luxembourg et de Brabant, avoit racheté au comte de Mours, un haut baron d’Allemagne, les trois chastels dessus nommés ; et encore les vous nommerai, pour vous rafreschir en la matière, Gaugelch, Buch et Mille[1], outre la Meuse, en la terre de Fauquemont. Desquels chastels anciennement le duc de Guerles avoit été seigneur et héritier ; et pour ce déplaisoit-il au jeune duc Guillaume de Julliers, duc de Guerles, qu’il ne pouvoit retourner à son héritage ; et, tant que le duc Winceslas de Brabant véquit, il n’en fit nul semblant. Or vous dirai comment il en étoit avenu du temps passé, afin que la matière vous soit plus claire à entendre.

CHAPITRE XCIII.

Comment les châteaux de Gaugelch, Buch et Mille vindrent au duc de Brabant, et comment le duc de Julliers soutenoit les Linfars en son pays qui déroboient toutes manières de gens, et du grand mandement que le duc de Brabant fit pour aller en Julliers.


Avenu étoit que le duc Regnaud de Guerles, cousin germain au prince de Galles et à son frère, avoit en son temps engagé les chastels dessus nommés, en une somme de florins, à un haut baron d’Allemagne, lequel s’appeloit le comte de Mours. Ce comte tint ces chastels un temps : et, quand il vit qu’on ne lui rendoit point son argent que sus il avoit prêté, si se mélencolia : et envoya suffisamment sommer le duc Regnaud de Guerles. Ce duc Regnaud n’en fit compte, car il ne les avoit de quoi racheter, car les seigneurs n’ont pas toujours argent quand ils en ont besoin. Quand le comte de Mours vit ce, il s’en vint au duc de Brabant, et traita devers lui pour en avoir l’argent. Le duc y entendit volontiers, pourtant que ces chastels marchissoient à la terre de Fauquemont, de laquelle terre il étoit sire ; car trop volontiers augmentoit ce duc son héritage, comme celui qui cuidoit bien survivre madame la duchesse, Jeanne de Brabant, sa femme. Si se mit en la possession desdits chastels : et y établit, de premier, le seigneur de Kuck, à y être souverain regard.

Quand ce duc Regnaud de Guerles fut mort, messire Édouard de Guerles se trait à l’héritage : et envoya, devers le duc de Brabant, ambassadeurs, en lui priant qu’il pût ravoir les chastels, pour l’argent qu’il avoit payé. Ce duc n’eût jamais fait ce marché ; et répondit que non feroit. De celle réponse avoit messire Édouard de Guerles grande indignation ; et fut moult dur à la veuve sa sœur, madame Ysabeau de Brabant, sœur mains-née à la duchesse, laquelle dame avoit eu pour mari le comte Regnaud de Guerles, et lui empêcha son douaire. La dame s’en vint en Brabant, et fit plainte des torts et des injures que messire Édouard lui faisoit, au duc son frère de Brabant et à la duchesse ; et, pour ce que toujours le mal-talent a été entre les Brabançons et les Guerlois, pour la terre et la ville de Gavres qui siéd en Brabant, et deçà la Meuse, furent en ce temps le duc et les Brabançons plus enclins à aider la dame. Et avint une fois qu’une grand’assemblée des gens d’armes de Brabant et d’ailleurs se fit ; et s’en vinrent au Bois-le-Duc ; et furent là bien douze cens lances. Messire Édouard de Guerles fit aussi son assemblée d’autre part. Et fut telle fois qu’on cuida bien qu’il y dût avoir bataille ; mais le duc Aubert, le duc de Mours, et le duc de Julliers, se mirent sur manière et état d’accord : et se départit celle assemblée sans rien faire.

En celle propre année rua jus le duc Winceslas de Brabant les compagnons, au pays de Lucembourg, qui lui gâtoient sa terre ; et en mit encore grand’foison à exil : et là mourut, en la tour du chastel de Lucembourch, le souverain capitaine qui les menoit, qui s’appeloit le Petit Meschin.

  1. Goch, Beeck et Megen.