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LIVRE III.

y eut moult grand peuple ; et étoit l’intention de l’empereur et de messire Charles, son fils, que de fait on entreroit en la terre du duc de Julliers, et seroit toute détruite, pour la cause du grand outrage qu’il avoit fait, que de soi mettre sur les champs, à main armée, contre son vicaire, et son frère ; et fut celle sentence rendue en la chambre de l’empereur, par jugement. Donc regardèrent l’archevêque de Trèves, l’archevêque de Coulogne, l’évêque de Mayence, l’évêque de Liége, le duc Aubert de Bavière, le duc Oste de Bavière, son frère[1], et encore autres hauts barons d’Allemagne, que de détruire la terre d’un si vaillant chevalier, comme le duc de Julliers étoit, ce seroit par trop mal fait, car il leur étoit prochain de lignage. Et dirent ces seigneurs, que le duc de Julliers fût mandé, et qu’on le fît venir à obéissance.

Cest appointement fut fait et tenu ; et se travaillèrent tant, pour l’amour de toutes parties, le duc Aubert et son frère ; et vinrent à Julliers ; et trouvèrent le duc, qui étoit tout ébahi, et ne savoit lequel faire ni quel conseil croire, car on lui avoit dit que celle grosse assemblée que l’empereur de Rome avoit faite, et faisoit encore, se retourneroit toute sur lui, si ses bons amis et prochains ni pourvéoient.

Quand ces seigneurs furent venus devers le duc, il en fut tout réjoui et grandement reconforté, et, par espécial, pour la venue de ses deux cousins germains, le duc Aubert de Bavière, et le duc Oste son frère, car bien sentoit qu’ils ne lui lairroient avoir nul déshonneur, mais le conseilleroient loyaument, ainsi qu’ils firent. Le conseil fut tel comme je vous dirai, et ce ferai brief, que il envoya querre, par ses chevaliers les plus honorés qu’il eût, son cousin le duc de Lucembourch et de Brabant, dedans le chastel et ville de Nideque, où il avoit tenu prison courtoise. Quand ce duc fut venu à Julliers, tous ces seigneurs l’honorèrent grandement ; ce fut raison. Adoncques s’ordonnèrent-ils de départir de là, et chevauchèrent tous ensemble jusques à Ays ; et là descendirent à leurs hostels qui étoient ordonnés pour eux.

Le duc Aubert et son frère, et le prélat dessus nommé, qui moyens étoient de ces choses, se trairent devers l’empereur et son conseil, et lui remontrèrent comment le duc de Julliers, son cousin, de bonne volonté l’étoit venu voir, et se vouloit mettre purement, sans réservation aucune, en son obéissance et commandement ; et le reconnoissoit à souverain et lige seigneur.

Ces paroles douces et traitables amollirent grandement la pointe de l’ire que l’empereur avoit avant sa venue. « Donc, dit l’empereur, qu’on fasse le duc de Julliers traire avant. » On le fit. Il vint ; et quand il fut venu, il se mit à genoux devant l’empereur, et dit ainsi : « Mon très redouté et souverain seigneur, je crois assez que vous avez eu grand mal-talent sur moi, pour la cause de votre beau-frère de Brabant, que j’ai tenu trop longuement en prison ; de laquelle chose je me mets et couche du tout en vostre ordonnancent en la disposition de vostre haut et noble conseil. »

Sur celle parole ne répondit point l’empereur ; mais son fils, messire Charles, qui jà s’escripvoit roi de Bohême, répondit et dit : « Duc de Julliers, vous avez été moult outrageux, quand tant et si longuement vous avez tenu mon oncle en prison : et si ne fussent vos bien aimés cousins de Bavière qui s’en sont ensoignés et ont prié pour vous, celle besogne vous fût plus durement remontrée qu’elle ne sera, car bien l’avez desservi. Mais parlez outre, tant qu’on vous en sache gré, et que nous n’ayons cause de renouveler notre mal-talent sur vous, car trop vous coûteroit. » Donc dit le duc de Julliers, étant à genoux devant l’empereur qui séoit en une chaise impériale : « Mon très redouté et souverain seigneur, par la haute noblesse et puissance de vous, je me tiens à mesfait, de tant qu’à main armée je me mis et assemblai contre mon cousin, votre beau frère, et vicaire du Saint-Empire ; et, si la journée d’armes me fut donnée ou envoyée par l’aventure de fortune, et que votre beau frère mon cousin fut mon prisonnier, je le vous rends quitte et délivré ; et vous plaise que de vous, ni de lui, jamais mal-talent, ni haine, ne m’en soit montré. »

Donc répondirent, en reconfortant ces paroles, les prélats et les princes circonstans, qui là étoient et qui les paroles ouïes avoient. « Très redouté et noble sire, il vous suffise ce que votre cousin de Julliers dit et présente. » — « Nous le voulons, » dit l’empereur. Adonc le

  1. Il s’agit sans doute d’Othon V, dit le Fainéant, margrave de Brandebourg.