Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/664

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
658
[1388]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

prit-il par la main. Et me fut dit que, par confirmation d’amour, il baisa le duc de Julliers, quand il fut levé, en la bouche, et puis son fils le roi de Behaigne, et puis le duc de Brabant.

Ainsi fut délivré de sa prison, par la puissance de l’empereur, le duc Wincelant de Behaigne, duc de Brabant et de Lucembourch ; et furent quittes et délivrés, sans payer rançon, tous ceux qui prisonniers étoient dessous le duc de Julliers, et qui point à finance mis ne s’étoient par l’ordonnance des traités ; et retournèrent, ces choses faites, chacun en leur lieu. L’empereur s’en alla à Prague en Behaigne, et le duc de Brabant, en Brabant, et les autres seigneurs chacun en leurs lieux. Et quand le duc de Brabant fut retourné, une taille se fit en le pays, grande et grosse, pour restituer aux chevaliers et écuyers aucuns de leurs dommages.

CHAPITRE XCIV.

Comment le duc de Brabant mourut ; et comment le duc Guillaume du Guerles voulut traiter à la duchesse de Brabant pour ravoir les châteaux de Gaugelch, Buch et Mille, et de la réponse que la duchesse en fit ; et comment le duc Guillaume fit alliance au roi d’Angleterre et aux Anglois.


Je me suis ensoigné de traiter celle matière au long, pour renforcer celle histoire, tant que pour la mener au point et au fait là où je tends a venir, et pour éclaircir toute la vérité de la querelle, ni pourquoi le roi Charles de France fut mené à puissance de gens d’armes en Allemagne. Or me fussé-je bien passé si je voulsisse de l’avoir tant prolongée, car toutes choses, tant que au regard des dates et des saisons, sont passées, et dussent être, en record, mis au procès de notre histoire ci-dessus. Vérité est que j’en touche bien en aucune manière, et toutefois c’est petit. Mais quand la connoissance me vint que le roi de France et le roi d’Angleterre s’en vouloient ensoigner, je me réveillai à ouvrer l’histoire et la matière, plus avant que je n’eusse encore fait. Si dirai ainsi.

Quand le duc Wincelant fut retourné en son pays, et il fut de tous points délivré de la prison et du danger du duc de Julliers, si comme vous avez ouï, il lui prit volonté de visiter ses terres et ses chastels, tant en la duché de Lucembourch comme ailleurs ; et prit son chemin, en allant en Aussay, devers la bonne cité de Strasbourch, parmi la terre de Fauquemont ; et regarda à ces trois chasteaux, par lesquels venoit tout le mal-talent au duc de Guerles, c’est à savoir Gaugelch, Buch et Mille[1] ; et les trouva et vit beaux et forts, et bien séans, et de belle garde. Et si au devant il les avoit bien aimés, encore les aima-t-il mieux après, et ordonna, par les rentiers des lieux, qu’on fît ouvrer à tous et fortifier, et furent mis ouvriers en œuvre, maçons, charpentiers et fossoyeurs, pour remparer les lieux et les ouvrages. Et à son département il institua un moult vaillant chevalier et sage homme à être souverain regard et gardien des dits chastels, lequel chevalier on appeloit messire Jean de Grousselt.

Cil, au commandement et ordonnance du duc, prit le soin et la charge de garder, et à ses périls, les chastels. Le duc passa outre ; et fit son chemin, et visita toutes ses terres, et séjourna sus tant que bon lui fut, et puis s’en retourna en Brabant, car là étoit sa souveraine demeure.

En ce temps avoit épousé messire Jean de Blois l’ains-née dame et duchesse de Guerles ; car l’héritage de son droit lui étoit revenu et reçu par la mort de messire Édouard de Guerles son frère ; lequel avoit été occis, si comme vous savez, en la bataille de Julliers. Mais sa sœur, la duchesse de Julliers, lui débattoit et démontroit grand chalenge ; aussi les chevaliers, la greigneur partie, et les bonnes villes de Guerles, s’inclinoient plus à la dame de Julliers, pourtant qu’elle avoit un beau fils qui jà chevauchoit, qu’à l’autre ; et bien le montrèrent, car toujours elle fut tenue en guerre ; ni oncques possession paisible n’en pouvoit avoir, ni messire Jean de Blois son mari ; mais lui coûta celle guerre, à poursuivre le chalenge et droit de sa dite femme, plus de cent mille francs.

Nequedent le fils au duc de Julliers, messire Guillaume de Julliers, qui bien montroit en son venir et en sa jeunesse qu’il seroit chevaleureux et aimeroit les armes, car il en tenoit de toutes extractions, demeura duc de Guerles ; et fut fait le mariage de lui et de la fille au duc Aubert, l’ains-née, qui avoit été épousée à messire Édouard de Guerles, mais oncques n’avoit geu charnellement avec li, car elle étoit trop jeune. Or retourna-t-elle tout à point à messire Guillaume de Julliers, car ils étoient aucques près

  1. Goch, Beeck et Megen.