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LIVRE III.

tant, que depuis coûta l’aventure cent mille francs.

Quand le capitaine de Chaluset fut informé de l’aventure de Géronnet de Ladurant, et comment il et ses gens avoient été rués jus de messire Jean Bonne-Lance, il n’en fit pas trop grand compte ; et répondit ainsi à ceux qui le lui avoient conté : « Vous êtes cy venus pour quérir argent et leur délivrance, n’est-ce pas ? » dit le capitaine. « Oui, répondirent-ils, on ne gagne pas toujours. » — « Je n’en sais, dit-il, de gagne ni de perte ; mais de par moi n’auront-ils rien, car je ne les y fis pas aller ; ils ont chevauché à leur aventure. Or leur mandez, ou dites, quand vous les verrez, qu’aventure les délivre. Pensez-vous que je vueille mettre mon argent en tel emploi ? Par ma foi, beaux compagnons, nenni. Toujours aurai-je des compagnons assez qui chevaucheront plus sagement que ceux n’aient fait. Si ne délivrerai, ni racheterai jà homme, s’il n’est pris en ma compagnie. »

Ce fut la réponse finable qu’ils purent lors avoir pour Géronnet. « C’est bon, dirent-ils entre eux, que les deux ou les trois des nôtres retournent à Monferrant et content ces nouvelles à Géronnet, parquoi il ait sur ce avis. » Ils le firent. Les trois retournèrent à Montferrant, et passèrent au dehors de Clermont en Auvergne, et abreuvèrent leurs chevaux au ru du moulin, qui court moult près des murs ; et là se tinrent un grand temps en l’eau, regardant la manière et ordonnance des murs de Clermont, et comment ils n’étoient pas trop hauts à monter, ni trop malaisés. « Ha, cap de Saint Antoine ! dirent-ils entre eux, comment cette ville de Clermont est bien prenable ! Si nous y venons une nuit, nous l’aurons, voire s’il ne font pas trop grand guet. Puis, dirent-ils tous en riant, et en leur gascon, nous la barguignons, et une autre fois nous l’acaterons[1]. On ne peut pas bargaingner, et achapter tout sur un jour. » Donc passèrent-ils outre, et chevauchèrent jusques à Montferrant, et trouvèrent illecques Géronnet et ses compagnons ; si leur recordèrent et leur contèrent leurs paroles, et leurs réponses, toutes telles, ni plus ni moins, que Perrot le Bernois avoit dites et parlées, dont ils furent tous ébahis et déconfits, car ils ne pouvoient ni savoient où ailleurs trouver finances. Et furent un jour et une nuit tout courroucés. À l’autre jour s’avisa Géronnet, et dit à ceux qui ces nouvelles lui avoient apportées : « Seigneurs compagnons, retournez devers notre capitaine, et lui dites, de par moi, que je l’ai, à mon pouvoir, toujours et tant que j’ai été de-lez lui, servi bien et loyaument, et servirai encore, s’il lui plaît ; et sache, de par moi, que, si je me tourne François pour moi délivrer, il n’y gagnera rien ; ce que je ferai trop envis, et du plus tard que je pourrai. Mais dites lui qu’il nous délivre d’ici ; et, un mois après ma délivrance, je le mettrai en tel parti d’armes, si à lui ne tient, qu’il gagnera, avecques ses compagnons, cent mille francs. »

Sur ces paroles retournèrent les trois compagnons gascons et vinrent à Chaluset, et trouvèrent Perrot le Bernois, et lui contèrent ces nouvelles, ainsi que Géronnet de Ladurant les lui mandoit. Il commença à penser sus et puis dit : « Il pourroit bien être qu’il seroit ainsi qu’il dit. Je le délivrerai tantôt. » Il fit ouvrir une huche, où il y avoit plus de quarante mille francs ; et tout venoit de pillage, que vous l’entendez, et non pas de ses rentes ni de ses revenues de Berne, car en la ville là où il fut né, et où il demeuroit quand il se partit de Berne, n’a que douze maisons ; et en est le comte de Foix sire ; et a nom la Ville-d’Adam ; et siéd la ville à trois lieues d’Ortais. Perrot le Bernois fit compter devant lui vingt deux cents francs, et puis cent francs pour les frais des compagnons ; et les fit mettre en une bourse ; et reclost l’arche, et appela les trois compagnons, qui étoient là venus pour querre l’argent. « Tenez, dit-il, je vous délivre vingt deux cents francs. Au besoin voit l’homme son ami. Je les aventurerai. Il est bien taillé de reconquérir autant, ou plus, s’il veut. » Les compagnons prirent l’argent, et se départirent de Chaluset ; et retournèrent à Montferrant ; et y a, de l’un à l’autre, quatorze grands lieues, mais ils avoient bon sauf conduit. Cela les faisoit aller, venir, passer, et rappasser sauvement.

Quand Géronnet de Ladurant sçut que sa finance étoit venue, et qu’il et ses compagnons seroient délivrés, si en fut grandement réjoui ; et manda ceux qui de par messire Jean Bonne-Lance étoient ordonnés de recevoir l’argent, et leur dit : « Comptez, car voilà tout ce que nous vous donnons. » Ils comptèrent jusques à vingt

  1. Nous le marchandons, une autre fois nous l’achèterons