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LIVRE III.

voye, car par lui ferons-nous le parfait de notre entreprise. » Adoncques dit-il à Perrot le Bernois : « Perrot, retournez devers les compagnons ; et, si vous oyez la première porte ouvrir, si saillez avant, et de vos haches ou épées, taillez ou découpez celle de devers vous, car nous allons à la porte. » Adoncques lui dit-il l’aventure de l’homme qu’ils avoient trouvé. Perrot se départit et retourna vers ses compagnons, et leur dit aucques toutes les paroles que vous avez ci-dessus ouïes. Si dit Géronnet de Ladurant à cet homme qu’ils avoient trouvé : « Si tu ne fais à notre volonté, tu y es mort sans remède, » — « Et que voulez-vous que je fasse ? » dit l’homme. « Je vueil, dit Géronnet, que tu voises à la porte, et que tu éveilles les portiers ; et puis leur dis que le capitaine t’envoye là, et qu’ils ouvrent la porte ; ou qu’ils te baillent les clefs, et tu l’ouvriras pour laisser entrer dedans marchands de Montpellier qui sont là dehors atout grands fardeaux, lesquels viennent à la foire. » — « Je ne sais, dit l’homme, s’ils me voudront croire. » — « Oui, dit Géronnet, à toutes enseignes qu’il n’étoit point hier soir au guet, mais son fils y fut. Et si tu ne fais bien et sagement ce que je dis, je t’occirai de ma dague ; et fais tant, que je ne puisse pas voir que par ton défaut nous faillions à notre emprise. »

Ce povre homme qui s’oyoit menacer d’occire, et en véoit les apparences, et ces Gascons tout appareillés pour l’occire, si en étoit tout ébahi et tout effrayé ; et leur répondit. « Je ferai à mon pouvoir loyaument ce que vous me requérez. » Il s’en vint à la porte, et heurta à l’huis, là ou cils dormoient qui les clefs de la porte gardoient, et fit tant qu’ils furent éveillés. Ils demandèrent : « Qui es-tu, qui nous éveilles à celle heure ? » — « Je suis, dit-il, tel ; et si nomma son nom. J’ai anuit fait besogne pour l’hôtel du capitaine ; si que, ainsi que je lui rapportois son ouvrage, nouvelles lui vinrent de marchands de Montpellier qui sont là dehors, tout lassés et mouillés, et leurs fardages. Si vous mande, de par moi, que vous ouvriez la porte, ou que vous me bailliez les clefs, et je l’ouvrirai, à ces enseignes que celle nuit il n’a point été au guet, mais son fils y a été. » — « C’est vérité, répondirent-ils. Tu les auras. Attends un petit. » Adonc se releva un des deux ; et prit les clefs de la porte qui pendoient à une cheville ; et ouvrit une petite fenêtre ; et les lui bailla. L’homme prit les clefs ; et tôt comme il les tint, Géronnet les lui tollit, et puis vint au flayel de la porte et bouta d’aventure premièrement la clef en la serrure, celle qui y alloit, et l’ouvrit toute arrière ; et puis vint, aussi firent tous ses compagnons, à l’autre porte, et la cuida ouvrir, mais oncques il ne put ni sçut. Perrot le Bernois et sa route étoient au dehors, qui attendoient que la porte fût ouverte. Adonc leur dit Géronnet : « Beaux Seigneurs, aidez-vous ; et vous avancez. Je ne puis ouvrir celle seconde porte. Dérompez-la à vos haches. Autrement vous ne pourrez entrer en la ville. » Et ceux qui étoient pourvus de haches et de quingnies commencèrent à férir et à frapper en celle porte, comme charpentiers. Si donnèrent à Géronnet et à ses compagnons, quand ils eurent pertuisé la porte, haches et quingnies, pour couper le flayel de la porte. Adonc s’estourmirent et levèrent plusieurs hommes hors de leurs lits, qui ouïrent le hutin ; et de premier s’émerveillèrent durement que ce pouvoit être, car jamais ils n’eussent pensé, ni imaginé, que ce fussent Anglois qui à celle heure les fussent venus réveiller ; et demeurèrent en ce pensement sans eux sitôt lever ; et se rendormirent. Adonc les gardes de la porte qui mal l’avoient gardée, quand ils ouïrent l’effroi et le bucher, et gens parler, et chevaux hennir, connurent tantôt qu’ils étoient déçus et surpris. Si se levèrent ; et vinrent aux fenêtres de la porte, et commencèrent à crier, à haute voix : « Trahis ! trahis ! » Adoncques s’estourmirent en grand effroi ceux de la ville. Plusieurs se levèrent, et s’ensonnièrent à sauver le leur, et à fuir vers le chastel. Mais trop petit de gens y entrèrent, car, quand le chastelain qui le chastel gardoit entendit que les Anglois avoient pris la ville, pour la doutance de plus perdre il ne voulut oncques le pont abaisser. Aucuns de ses amis qui premiers s’aperçurent de celle aventure, il les recueillit par une planche ; et puis tantôt, quand il eut ouï grand effroi en la ville, et hommes, femmes et enfans crier, il retrait à lui la planche ; ni point ne la voult remettre depuis ; et entendit fort que le chastel fût bien gardé et défendu, si on l’assailloit.

Je vous ai dit comment la première porte fut ouverte, et la deuxième rompue et brisée par force de quingnies et de haches. Adoncques entrèrent dedans tout bellement et tout paisible-