Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/681

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1387]
675
LIVRE III.

secourir, qu’ils ne fussent là dedans pris et affamés par long siége, car il y avoit au pays grand’foison de gentils hommes, de cités et de bonnes villes ; et le duc de Berry, si tôt comme il sauroit ces nouvelles, y envoieroit le maréchal de France, messire Louis de Sançoirre ; et aussi le comte d’Ermignac, et le comte Dauphin d’Auvergne, sans y envoyer, y viendroient mettre le siége, car là étoient de hauts barons et seigneurs : le sire de la Tour, le sire d’Apchon, le sire d’Apcher, le sire de Revel, le sire de la Palisse et plusieurs autres ; et encore souverainement messire Jean Bonne-Lance y viendroit, atout grands gens ; par quelle incidence, si comme ils veulent dire, elle est perdue et gagnée.

Toutes ces doutes mettoient les sages, Perrot le Bernois et Olim Barbe, avant : et encore autres raisons ; car, s’ils étoient là pris ni attrapés, ils auroient perdu leur fait, et seroient punis de leur outrage ; et, au mieux venir, perdroient tous les forts qu’ils tenoient. Si arrêtèrent et conclurent les capitaines ensemble, que sur le soir ils se départiroient et emmeneroient tout leur butin et leurs prisonniers, dont ils avoient plus de deux cents. Et de ce faire furent-ils soigneux d’y entendre ; car ils mirent bonnes gardes aux portes, à fin que nul ni nulle qui pût découvrir leur convenant issît hors de la ville. Or vous conterai d’une escarmouche que ceux de Clermont en Auvergne leur firent.

Quand les nouvelles furent venues à Clermont que les Anglois étoient venus à Montferrant et l’avoient pris, si en furent tous ébahis, car ils leur étoient trop prochains voisins. Et eurent en plusieurs lieux plusieurs paroles et imaginations. Et vous dis qu’au dehors de Clermont, au chemin de Montferrant, a une église et maison de Frères Mendians, la plus belle, la plus forte et la mieux édifiée qu’on sache en tout le royaume de France ; et y a un très beau clos et grand, fermé de beaux, forts et hauts murs, et, dedans ce clos, très grand’foison de vignobles ; car, an par autre, y ont bien les Frères entre cent et six vingts cuves de vin. Les aucuns disoient : « Ce seroit bon que la maison des Frères fût abattue ; car par celle maison qui nous joint à notre porte pourrions-nous être perdus ; et autrefois en a-t-on parlé, et si l’a-t-on voulu condamner à abattre. » Les autres disoient que non, et que ce seroit pitié et dommage si une telle maison et si belle étoit perdue ni abattue ; mais qu’on allât tantôt, et de fait, devant Montferrant, eux escarmoucher, et là mettre le siége, à celle fin qu’ils ne s’en pussent jamais partir ; car chevaliers et escuyers de ce pays, de Bourbonnois et de Forez, se recueilleront et retrairont celle part, et tout le pays aussi ; et n’y demeureront point quatre jours, qu’ils seront enclos et assiégés.

Endementiers que tels effrois et telles murmurations couroient parmi la ville et cité de Clermont, il y eut environ soixante compagnons, bien armés et bien montés, qui s’ordonnèrent de partir et issir de la ville, pour chevaucher vers Montferrant, et faire aux barrières aucunes escarmouches ; et puis s’en retourner arrière. Nul ne les dévéa, car il y avoit des plus notables de la ville en leur compagnie, et qui, selon leur état, désiroient les armes. Ils montèrent aux chevaux ; et emmenèrent trente arbalêtriers avecques eux ; et chevauchèrent tout le pas devers Montferrant. Encore issirent, de volonté aussi, de Clermont, plus de deux cens hommes, tous de pied, qui se mirent au chemin après ces chevaucheurs, lesquels s’en vinrent jusques aux barrières de la ville de Montferrant.

Les nouvelles vinrent entre ces compagnons qui étoient seigneurs de la ville, que les hommes de Clermont les étoient venus voir, et étoient devant les barrières de la porte. De ces nouvelles furent-ils tous réjouis ; et s’armèrent plus de cent, tous des plus apperts ; et montèrent sur leurs chevaux ; et firent ouvrir hâtivement la porte ; et puis issirent hors, tous en une route en écriant : « Saint George ! » Quand ces Clermontois les virent venir ainsi, et de si grand’volonté, si furent tout effrayés et vaincus d’eux-mêmes ; et commencèrent à reculer, sans montrer visage ni défense, et à fuir les uns çà et les autres là. Les mieux montés, au départir de Clermont, étoient devant ; et avoient dit que sur les champs ils vouloient avoir le premier assaut ; mais tantôt ils furent les premiers retournans devers leur ville ; et ces Gascons après ; et si leurs chevaux eussent été aussi bons et aussi frais que les Clermontois étoient, tous, ou en partie, fussent illecques demeurés. Toutes fois ils les chassèrent assez loin, et jusques à ceux de pied qui venoient. Mais quand ils virent la chasse, il n’y eut entre eux point de conroi ; ains se mi-