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LIVRE III.

Car, le roi allant en Allemagne, et sa puissance, le royaume seroit grandement dénué. Et tout ce, par espécial, imaginoient et présumoient les oncles du roi. Or ne savoient-ils bonnement comment entrer en ces traités pour briser le duc de Bretagne, car jà étoient retournés ceux qui envoyés y avoient été, l’évêque de Langres, messire Jean de Vienne, et messire Jean de Bueil, et avoient bien dit et recordé au roi et à ses oncles que rien ils n’avoient fait. Si s’avisa de rechef le duc de Berry, qu’il y envoieroit son cousin, le comte d’Estampes ; lequel il tenoit à doux homme, et grand et sage traiteur. Si l’en pria et lui dit : « Beau cousin, il vous faut aller en Bretagne, parler à notre cousin le duc. Si vous le trouvez dur, ni hautain en ses paroles et réponses, ne vous chaille ; ni en rien ne vous échauffez contre lui. Traitez doucement et de bonne façon ; et parlez à lui sagement ; et le ramenez à voie de raison ; et lui dites que le roi et moi, et beau frère de Bourgogne, ne lui voulons que tout bien et toute amour ; et que, là où il voudra demeurer de-lez nous, il nous trouvera toujours tout appareillés ; et aussi, de ces chastels qu’il tient du connétable, remontrez-lui bien et doucement, en riant, qu’à petite achoison il les a saisis, et qu’il lui plaise à les rendre ; si sera grandement à son honneur ; et que le roi lui en rendra et ordonnera d’aussi beaux et aussi bons, comme ceux-là sont, en quelque lieu qu’il les voudra choisir en son royaume. Faites tant, beau cousin, que vous nous rapportez de ce côté bonnes nouvelles ; et nullement, quelque séjour que vous fassiez, ne partez-vous point de lui, sans exploiter aucunement ; et mettez bien en mémoire tout son affaire ses réponses, et toute l’ordonnance de son état. » Le comte d’Estampes répondit à monseigneur de Berry, et dit : « Monseigneur, je le ferai volontiers. »

Depuis que le comte d’Estampes eut cette charge, de par le duc de Berry, d’aller en Bretagne devers le duc son cousin, ne séjourna-t-il pas trop longuement : mais ordonna et fit ordonner toutes ses besognes ; et se mit au chemin ; et passa parmi Chartres et le Mans, et parmi le bon pays du Maine ; et vint à Angers ; et là trouva-t-il la roine de Naples qui femme avoit été au duc d’Anjou qui s’étoit en son temps escript et nommé roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, duc de Pouille et de Calabre et comte de Provence, et ses deux beaux fils de-lez elle, Louis et Charles. La dame reçut son cousin le comte d’Estampes liement et doucement, car bien le savoit faire. Si eurent aucuns parlemens ensemble, ainsi que seigneurs et dames ont. Là étoit de-lez sa sœur, Jean de Bretagne qui n’avoit pas trop à grâce le duc de Bretagne devers lequel le comte d’Estampes alloit, mais il s’en portoit bel, ce qu’il pouvoit, car il n’avoit nulle puissance dessus lui pour lui remontrer ni amender son mal-talent. Si lui convenoit souffrir et porter bellement.

Quand le comte d’Estampes eut là été un jour et une nuit, et il eut pris congé, il s’en partit au matin ; et chevaucha devers Chastonceaux ; et vint là ce jour ; et exploita tant par ses journées, qu’il vint en la cité de Nantes ; et là se rafreschit, et demanda du duc. On lui dit qu’il étoit en la marche de Vennes, et là se tenoit par usage. Il prit ce chemin, et fit tant par ses journées, qu’il vint à Vennes ; et là trouva le duc qui le reçut assez liement, car ils étoient prochains cousins ensemble. Le comte d’Estampes qui bien se savoit acquitter de hauts princes et de hautes dames, car il avoit été nourri et introduit entre eux et elles en sa jeunesse, s’acquitta très sagement et doucement du duc ; et ne lui remontra pas, si très tôt comme il fut venu, la principale affection de son courage : ainçois se dissimula deux ou trois jours. Puis, quand il vit son temps et son heure, il entama son procès, en lui moult humiliant envers le duc, pour le mieux attraire en son amour ; et lui dit ainsi, ou sur telle forme : « Monseigneur et cher beau cousin, vous ne vous devez point émerveiller, si je vous suis venu voir de loin, car je vous désirois moult à voir par plusieurs raisons, lesquelles je vous éclairerai, mais que bonnement y veuilliez entendre et répondre à celles. » — « Oyl, dit le duc, beau cousin, parlez hardiment votre parole ; il ne me tourne à nul déplaisance, mais à plaisir ; et vous donnerai réponse à tout ce que vous en direz. » — « Grands mercis ! dit le comte. Monseigneur, il est vérité que l’évêque de Langres et messire Jean de Vienne et messire Jean de Beuil ont ci été envoyés devers vous de par le roi et messeigneurs ses oncles, et vous ont remontré leur charge à laquelle vous avez répondu, et de la réponse ils ont fait relation