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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

gogne avoit là envoyés, et des trois chastels séans sur la Meuse, Gaugelch, Buch, et Mille, qu’ils fussent soigneux de bien garder leur frontière ; et aussi qu’ils ne fissent nulle issue, pourquoi ils prissent dommage ; et que dedans bref terme ils orroient nouvelles du roi, car le roi en personne vouloit aller voir ce duc de Guerles et son pays.

Messire Guillaume avoit été courroucé de l’aventure qui étoit avenue sur ceux de sa partie ; mais les nouvelles de France le rafreschirent tout ; et se ordonna et rieulla selon ce qu’on lui escripvit et manda. Or revenons aux consaux du roi de France qui grand désir avoit d’aller en Guerles ; ni il n’y regardoit ni commencement, ni moyen, ni fin, fors toujours à l’entreprise ; car en trop grand’déplaisance avoit pris les défiances que le duc de Guerles lui avoit envoyées : et disoit bien et mettoit outre, que quoi qu’il dût coûter, il seroit amendé ; et feroit ce duc dédire, ou toute sa terre et toute la terre au duc de Juiliers son père seroient arses et détruites.

Ducs, comtes, chevaliers, barons, et toutes manières de gens d’armes parmi le royaume de France, en furent signifiés, et que chacun se pourvéyst selon le lointain voyage. Et fut ordonné que l’un des maréchaux de France demeureroit en France. Ce fut messire Louis de Sançoirre ; cil garderoit la frontière d’outre la rivière de Dordogne jusques à la mer ; car en la Languedoc, entre la rivière de Garonne, descendant jusques à la rivière de Loire, trèves étoient ; et l’autre maréchal, messire Mouton de Blainville, iroit avec le roi. Des pourvéances grandes et grosses que les seigneurs faisoient, merveilles seroit au penser ; et principalement de vins retenir et ensoigner, pour le roi premièrement, pour les ducs de Berry, de Bourgogne, de Touraine et de Bourbon, en la cité de Reims, de Châlons, de Troyes, et tout sur le pays de Champagne en la Marche de Reims, en l’évêché de Laon et en l’évêché de Langres ; et tout étoit retenu pour les seigneurs, et tous les charrois, de quelque part qu’ils fussent. L’appareil pour ce voyage étoit si grand, que merveilles étoit à considérer. Encore étoit le duc de Bretagne à Paris ; et ne pouvoit avoir nulle fin ni délivrance du roi qui se tenoit le plus, pour celle saison, à Montreau-faut-Yonne. Mais on lui faisoit bonne chère, et étoit servi de belles paroles et de courtoises ; et lui prioient les seigneurs que point lui ennuyât, et qu’il auroit hâtivement délivrance ; mais on avoit tant à faire pour ce voyage qui s’entreprenoit pour aller en Allemagne, que on n’entendoit à autre chose. Ainsi se souffroit le duc qui n’en pouvoit autre chose avoir ; car, puisqu’il étoit si avant que dedans Paris, il se vouloit partir au gré et plaisir du roi et de ses seigneurs ; mais il séjournoit là à grands frais, dépens, et coûtages.

Quand on vit que c’étoit acertes que le voyage de Guerles se feroit, car jà étoit la taille toute ordonnée parmi le royaume de France, et payoient toutes gens, chacun selon sa proportion et qualité, voire s’il n’étoit gentil-homme, chevalier ou écuyer, et taillé de servir le roi en armes, or dirent plusieurs sages hommes parmi le royaume de France, et au conseil du roi, et hors du conseil, que c’étoit grand outrage de conseiller le roi de France d’aller si loin requerre ses ennemis que en l’empire d’Allemagne ; et qu’il mettoit le royaume en grand’aventure, car il étoit jeune, et grandement en la grâce de tout son peuple ; et que il devoit suffire que l’un de ses oncles, ou les deux y allassent, et le connétable de France, et cinq ou six mille lances, et non pas la personne du roi. Bien étoient les oncles du roi de ce conseil et de cel accord ; et le remontrèrent moult sagement, et pour grand bien, au roi, afin qu’il s’en voulsist déporter ; mais, quand il lui en parlèrent, il fut tout courroucé, et répondit, et dit ainsi : « Si vous y allez sans moi, ce sera outre ma plaisance et volonté ; et avec tout ce, vous n’aurez point d’argent. Autrement ne vous puis-je contraindre. »

Quand les ducs de Berry et de Bourgogne ouïrent la réponse du roi, et ils connurent et sentirent la grand’affection qu’il avoit à aller en ce voyage, si répondirent : « Dieu y ait part : et vous irez donc ; ni sans vous nous ne ferons jà le voyage. Soyez en tout conforté. » Or regardèrent les seigneurs et prochains du roi, et de son conseil, une chose qui moult étoit nécessaire à faire ; je vous dirai quelle. Entre le roi de France et le roi d’Allemagne a de long-temps grandes ordonnances, que nul des deux ne peut entrer, à main armée, sur la terre de son voisin. C’est à entendre que le roi de France ne peut faire guerre au roi d’Allemagne, ni le roi d’Allemagne au roi de France, sur trop grand’peine de mise et de sentence de pape, où ils se