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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

entendus : « Et outre, sire, et vous, messeigneurs, ce dit messire Guy de Harecourt, quand ils ouïrent lire la copie de la défiance que le duc de Guerles avoit envoyé par deçà, ils furent moult émerveillés de lui et de son conseil ; et le tinrent, le roi d’Allemagne et son conseil, à grand orgueil et présomption. Et veulent bien, par l’apparent que nous avons pu concevoir en eux et en leurs réponses, qu’il soit amendé, et lui soit remontré : ni jà par le roi d’Allemagne, ni par les siens, vous n’y aurez empêchement ; mais se contentent grandement de vous et de votre emprise moult grandement ; et veut bien le roi tenir, sans jà enfreindre, les alliances et confirmations de jadis faites entre l’Empire et le royaume de France ; et nul de votre parti n’a que faire de s’en douter. »

De ces nouvelles furent le roi de France et ses oncles tout réjouis : quoique plusieurs disoient que, voulsist le roi d’Allemagne ou non, ils avoient gens et puissance assez pour aller là où ils voudroient, sans danger. Or s’ordonna le roi de France, pour partir de Châlons en Champagne et soi mettre au chemin. Si s’en partit ; et prit le chemin de Grand-Pré. Tant exploita le roi de France, qu’il vint à Grand-Pré ; et là séjourna trois jours. Et vous dis qu’il ne pouvoit pas faire grand’journée, car tant de gens avoit, devant et derrière, et de tous côtés, à la ronde, qu’il convenoit qu’ils cheminassent bellement, pour avoir le logis, et pour les grandes pourvéances qui les suivoient, de charroy et de sommages. Et comprenoient bien les derniers jusques aux premiers, quatorze lieues de pays, et aussi tout à la ronde ; et toujours venoient gens. Le comte de Grand-Pré reçut le roi en sa ville et en son pays moult grandement et moult liement ; et mit et ordonna toute sa puissance au plaisir du roi, et tant que le roi s’en contenta grandement ; et étoit le comte de l’avant-garde ; et là vinrent, devers le roi, le duc de Lorraine et messire Henry de Bar, à belles gens d’armes. Le duc de Lorraine fut ordonné à être avec son fils, le sire de Coucy ; et messire Henry de Bar demoura de-lez le roi.

Si étoient abatteurs de bois, fossoyeurs et administrateurs de chemins, moult soigneux, en celle forêt d’Ardennes, à abattre bois, dedans les lieux où on n’avoit oncques passé ni conversé ; et à grand’peine se faisoient les chemins en celui pays, pour les vallées et mettre à l’uni, pour le charroi et toutes gens passer à leur aise ; et plus y avoit de trois mille ouvriers qui n’entendoient à autre chose, devers le Vireton et le Neuf-Chastel en Ardennes. Quand la duchesse de Brabant entendit la vérité du roi que il cheminoit et approchoit Ardennes, si en fut réjouie grandement, car elle pensoit bien qu’à ce coup seroit-elle vengée de ce duc de Guerles, et que le roi de France le mettroit à raison, et son père aussi le duc de Juliers qui maint ennui lui avoient fait. Si se départit de Bruxelles où elle se tenoit en grand arroi, le comte de Saumes en Ardennes en sa compagnie, le sire de Rocelaer aussi, et le sire Bouquehourt, et plusieurs autres, pour venir en Luxembourg, et là voir le roi et parler à lui. Si passa la Meuse au pont à Huy ; et chemina tant par ses journées, qu’elle vint à Bastoigne ; et là s’arrêta, car le roi devoit passer par là, ou aucques près, si comme il fit ; car, quand il se départit de Grand-Pré, il vint passer la Meuse à Morsay, et tout l’ost aussi, mais leurs journées étoient petites, pour les raisons dessus dites.

Or vinrent ces nouvelles, car elles voloient par tout, en la duché de Juliers et en la duché de Guerles, que le roi de France les venoit voir, à plus de cent mille hommes : ni oncques il ne mist si grand peuple ensemble, si ce ne fut quand il vint à Bourbourch où il cuida bien que la puissance d’Angleterre dût être plus grande qu’il ne la trouva. Le duc de Juliers, par espécial, se commença fort à douter, mais le duc de Guerles, son fils, n’en fit compte et dit : « Or laisser venir. Plus viendront avant, et plus se lasseront ; et eux et leur conroy affaibliront, et annihileront leurs pourvéances ; et c’est sus l’hiver, et je séjourne en fort pays. Il n’y entreront pas à leur aise, et si seront réveillés à la fois, autrement que de trompettes. Il leur faudra toujours être ensemble ; ce qu’ils ne pourront faire, s’ils veulent entrer en mon pays ; et, s’ils se déroutent, nos gens en auront, s’ils veulent ou non. Mais toutes fois, au voir dire, notre cousin de France est de bonne volonté et de grand’emprise, car il montre et fait ce que je dusse faire. »

Ainsi se devisoit le duc de Guerles à ses chevaliers ; et le duc de Juliers pensoit autrement,