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LIVRE III.

demeurer en paix. Premièrement, qu’il s’en iroit, ou envoyeroit devers le duc de Guerles son fils, et lui remontreroit sa folie et le grand outrage qu’il avoit fait, que d’avoir envoyé défier si haut et si puissant prince comme le roi de France, par défiances folles et hors de tout style de droit et raison ; et le feroit venir à merci. Et si le duc de Guerles ne vouloit ce faire, ains demeurer en son opinion, par sa hautaine manière et foible sens et conseil, le duc de Juliers devoit jurer et sceller de renoncer à toutes aides, soutenances et conforts que faire lui pourroit, ni nul, ni nulle, lui en feroit ; mais lui seroit contraire et ennemi, ainsi comme les autres, en tant que de tenir et soutenir les gens du roi qui établis et ordonnés seroient de demeurer cel hiver en garnison ens ou pays de Juliers, pour faire guerre et frontière à l’encontre du duc de Guerles ; et trouveroient les gens du roi villes et chastels ouverts, appareillés et amiable recueillette.

Ces deux prélats qui principalement furent appelés au conseil du roi, pour tout ce remontrer au duc de Juliers, lui remontrèrent à part, et plusieurs autres raisons fondées sur les articles, et tant que le duc de Juliers, qui véoit bien qu’il convenoit qu’il se fît, ou autrement sa terre étoit toute gâtée, perdue et exillée, accorda, jura et scella tout ; et demeura bien ami au roi et à ses oncles ; et parmi tant que son pays fut respité de non être couru, ni exillé ; mais vivres, dont il y avoit abondance au plat pays, furent tous abandonnés. Et là devint le duc de Juliers, homme du roi de France, et releva la terre de Vierson, séant entre Blois et Berry ; et soupa ce soir, qui fut un jeudi, à la table du roi de France ; et séoient à table, premièrement, l’évêque de Liége, l’archevêque de Coulogne, le roi, le duc de Berry, le duc de Bourgogne, le duc de Touraine, le duc de Juliers et le duc de Bourbon.

CHAPITRE CXXVII.

Comment le roi Charles sixième se logea amiablement sur la terre du duc de Juliers ; et comment un écuyer d’Auvergne fut tué d’un coup de coignée par un bûcheron Guerlois qu’il pensoit emmener prisonnier.


Ainsi se portèrent ces ordonnances ; et demeura en paix, par le moyen que je vous dis, le duc de Juliers. Mais le roi et les François se logèrent en my son pays qu’ils trouvèrent bon, gras et tout rempli de vivres. Or devoit le duc de Juliers aller devers son fils le duc de Guerles, ainsi qu’il fit ; mais ce ne fut pas sitôt. Si avinrent aucuns beaux faits d’armes au pays, car ces Allemands, qui sont moult convoiteux, s’abandonnoient à la fois de nuit, ou de bon matin, et venoient les François réveiller en leurs logis. Une fois prenoient, et autres fois étoient pris ; mais pour un Allemand qui pris étoit, les Allemands prenoient quatre François. Si firent un jour leur montre le connétable de France, le sire de Coucy, le duc de Lorraine, le maréchal de Blainville, messire Jean de Vienne, messire Jean de la Trémoille, et bien environ quatre mille hommes d’armes ; et s’en vinrent devant une ville en Guerles qu’on dit Remongne ; et s’ordonnèrent et mirent en arroi de bataille par devant. Pour ce jour, le duc de Guerles étoit là dedans qui prisa bien leur convenant ; mais il ne fit nulle saillie sur eux, car il n’avoit pas gens assez, dont moult il lui ennuyoit. Et furent là ces gens de France, en ordonnance de bataille, bien quatre heures ; et, quand ils virent que nul ne sauldroit sur eux, ils se départirent et retournèrent en leurs logis. Encore avint que du soir, au logis du duc de Berry, aucuns chevaliers et écuyers se recueillirent, sous l’entente de chevaucher le malin sur la terre des ennemis, à l’aventure ; et l’accordèrent et fiancèrent ce soir l’un à l’autre ; et pouvoient bien être environ cent lances. Quand ce vint au matin, tout fut rompu.

Or y avoit là un écuyer d’Auvergne, vaillant homme aux armes durement, qui s’appeloit Gourdinois, et étoit dessous la bannière au seigneur de l’Aigre. Quand il vit qu’on ne chevauchoit point, il fut moult courroucé ; et parla à aucuns compagnons, lesquels étoient de bonne volonté ; et fit tant qu’ils s’accompagnèrent ensemble trente lances ; et chevauchèrent à l’aventure tout ce matin, et ne trouvèrent rien. Quand Gourdinois, qui aimoit et désiroit armes, vit qu’ils retournoient sans rien faire, si fut moult courroucé, et dit à ses compagnons : « Or chevauchez tout bellement ; je veuil aller côtoyer tout bellement ce bois que je vois, moi et mon page tant seulement, pour savoir si nulle embûche y a, ni si rien sauldroit jamais hors ; et m’attendez là, dessus celle montagne. » Ils lui