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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

CHAPITRE CXXXII.

Comment Geoffroy Tête-Noire, ayant été blessé par la tête en une escarmouche, fit quelque excès qui le mena mourir : et du testament qu’il fit par avant, ayant substitué deux autres capitaines en sa place.


Vous savez, si comme il est contenu ci-dessus en notre histoire, comment messire Guillaume de Lignac et messire Jean de Bonne-Lance, et plusieurs autres chevaliers et écuyers d’Auvergne et de Limousin avoient assiégé le chastel de Ventadour, et Geoffroy Tête-Noire dedans. Et dura ce siége plus d’un an, car le chastel est si fort que, par assaut qu’on y puisse faire, il n’est pas à conquerre : et par dedans ils étoient pourvus de toutes choses nécessaires qu’il leur besognoit, pour sept ou huit ans, n’eussent-ils rien eu de nouvel. Les compagnons, qui dedans étoient et qui par bastides assiégé l’avoient, venoient à la fois escarmoucher comme ils pouvoient : et là, le siége pendant, il y eut faites maintes escarmouches d’armes ; et y en avoit à la fois de blessés des uns et des autres. Or avint qu’à une escarmouche qui y fut, Geoffroy Tête-Noire s’avança si avant, que du trait d’une arbalête, tout outre le bassinet et la coëffe ils furent percés : et fut navré d’un carrel en la tête, tant qu’il lui en convint gésir au lit ; dont tous les compagnons en furent courroucés : et le terme qu’il fut en tel état, toutes les escarmouches cessèrent. De celle blessure et navrure, s’il s’en fût bien gardé, il eût été tôt guéri ; mais mal se garda, espécialement de fornication de femme ; dont cher l’acheta, car il en mourut. Mais, avant que la mort le prît, il en eut bien la connoissance : il lui fut dit qu’il s’étoit mal gardé, et qu’il étoit et gisoit en grand péril car sa tête étoit apostumée, et qu’il voulsist penser à ses besognes et à ses ordonnances. Il y pensa, et fit ses lais, sur telle forme et par telle ordonnance que je vous dirai.

Tout premièrement il fit venir devant lui et en sa présence, tous les souverains compagnons de la garnison et qui le plus étoient usés d’armes ; et, quand il les vit, il s’assit en my son lit, et puis leur dit ainsi : « Beaux seigneurs et compagnons, je sens et connois bien que je suis en péril et en aventure de la mort. Et nous avons été un long temps ensemble, et tenu bonne compagnie l’un à l’autre. Je vous ai été maître et capitaine loyal à mon pouvoir ; et verrois volontiers que de mon vivant eussiez un capitaine qui loyaument s’acquittât envers vous et gardât celle forteresse, car je la laisse pourvue de toutes choses nécessaires qui appartiennent pour un chastel garder : de vin, de vivres, d’artillerie et de toutes autres choses en surplus. Si vous prie que vous me dites entre vous et en général, si vous avez avisé ni élu capitaine, ni capitaines, qui vous sache, ou sachent mener et gouverner en la forme et manière que gens d’armes aventureux doivent être menés et gouvernés. Car ma guerre a toujours été telle que au fort je n’avois cure à qui, mais que profit y eût. Nequedent, sur l’ombre de la guerre et querelle du roi d’Angleterre je me suis formé et opinionné plus que de nul autre, car je me suis toujours trouvé en terre de conquêt ; et là se doivent traire et toujours tenir compagnons aventureux, qui demandent les armes et se désirent à avancer. En celle frontière ici a bon pays et rendable ; et y appendent grand’foison de bons pactis, quoiqu’à présent les François nous fassent la guerre, et tiennent siége ; mais ce n’est à toujours durer. Ce siége et ces bastides se déromperont un jour. Or me répondez à ce propos dont je vous parle, et si vous avez capitaine élu, ni trouvé, ni avisé. »

Tous les compagnons se turent un petit ; et, quand il vit qu’ils se taisoient, il les rafreschit de douces paroles et nouvelles, en leur disant : « Je crois bien qu’à ce que je vous demande, vous y avez petit pensé : moi étant en ce lit, je y ai pensé pour vous. » — « Sire, répondirent-ils lors, nous le croyons bien ; et il nous sera plus acceptable et agréable, si de vous vient, que de nous : et vous le nous direz, s’il vous plaît. » — « Oui, répondit Geoffroy Tête-Noire, je le vous dirai et nommerai. Beaux seigneurs, ce dit Geoffroy Tête-Noire, je sais bien que vous m’avez toujours aimé et honoré, ainsi comme on doit faire son souverain et capitaine ; et j’aurois trop plus cher, si vous l’accordez, que vous ayez à capitaine homme qui descende de mon sang que nul autre. Véez ci Alain Roux, mon cousin, et Pierre Roux, son frère, qui sont bons hommes d’armes et de mon sang. Si vous prie que Alain vous veuilliez tenir et recevoir à capitaine ; et lui jurez, en la présence de moi, foi, obéissance, amour, service, et alliance, et aussi à son frère ; mais toutefois je vueil que la souveraine charge