Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
74
[1379]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

leur seigneur. Si regardèrent entr’eux qu’il convenoit à ce pourvoir de remède, et amender le forfait ores ou autrefois, et eux mettre en la merci du comte ; et valoit mieux tôt que tard. Si orent conseil et parlèrent ensemble à savoir comment ils en pourroient user au profit et à l’honneur de eux et de la ville de Gand. À ce conseil et parlement furent appelés Jean Lyon et les capitaines des blancs chaperons ; autrement on ne les eût point osé faire. Là ot plusieurs paroles retournées et plusieurs propos avisés : finablement le conseil se porta tout d’un accord, d’une voix et d’une alliance, que on élivoit au conseil douze hommes notables et sages, lesquels iroient devers le comte et lui requerroient merci et pardon de la mort de son baillif que on avoit ainsi tué ; et si parmi tant on pouvoit venir à paix, il seroit bon ; mais que tous fussent en la paix, et que jamais rien n’en fût demandé. Ce conseil fut tenu et accordé, et les bourgeois élus qui en ce voyage devoient aller. Toujours disoit Jean Lyon : « Il fait bon être bien de son seigneur. » Mais il vouloit tout le contraire et le pensoit ; et bien disoit en lui-même que la chose n’étoit mie là encore où il la mettroit. Ce conseil s’épardit ; les douze bourgeois partirent et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Mâle de-lez la ville de Bruges ; et là trouvèrent-ils le comte, lequel trouvèrent, à l’approcher, félon et cruel et durement courroucé sur ceux de Gand. Ces douze bourgeois firent durement les piteux envers le comte, et lui prièrent à jointes mains qu’il voulsist avoir pitié d’eux. Et excusoient de la mort de son baillif toute la loi[1] et les hommes notables de la ville ; et lui disoient : « Cher sire, accordez-vous tellement que nous reportions paix en la ville de Gand qui tant vous aime, et nous vous promettons que, au temps avenir, cet outrage sera si grandement amendé sur ceux qui l’ont fait et ému à faire, que vous vous en contenterez, et que à toutes autres bonnes villes sera exemple. » Tant prièrent et supplièrent le comte et de si grand’affection ces douze bourgeois de Gand, que le dit comte se refréna grandement de son aïr, avecques les bons moyens qu’ils orent ; et fut la chose en tel parti que toute accordée et ordonnée sur l’article de la paix ; et pardonnoit le comte ses mautalens à ceux de Gand, parmi une amende qui devoit être faite, quand autres nouvelles vinrent, lesquelles je vous recorderai.

Jean Lyon, qui étoit demeuré à Gand et pensoit tout le contraire de ce qu’il avoit dit en parlement[2] : « que on devoit toujours être bien de son seigneur, » savoit tout de certain, qu’il avoit jà tant courroucé le comte que jamais n’en viendroit à paix ; et s’il y venoit par voie de dissimulation, bien savoit qu’il en mourroit. Si avoit plus cher à tout par-honnir puisque commencé l’avoit, que de être en péril ni en aventure de mort tous les jours. Je vous dirai qu’il fit. Ce terme pendant que le conseil de la ville de Gand étoit devers le comte, il s’avisa qu’il courrouceroit le comte si acertes, que ceux qui étoient de-lez lui allés pour la paix avoir ne rapporteroient nul traité de paix. Il prit tous ceux dont il étoit souverain, les blancs chaperons, et, de tous les métiers de Gand, lesquels il avoit le mieux de son accord, et vint à ses ententes par soubtive voie. Et dit, quand ils furent tous assemblés : « Seigneurs, vous savez comment nous avons courroucé monseigneur de Flandre, et sur quel état nous avons envoyé devers lui. Nous ne savons que nos gens rapporteront, ou paix ou guerre ; car il n’est mie léger à appaiser, et si a de-lez lui qui bien l’émouvera en courroux ; c’est à savoir Gisebrest Mahieu et ses frères ; c’est cent contre un que nous vinssions à paix. Il seroit bon que nous regardissions en nous-mêmes, si nous avons guerre, de quoi nous nous aiderons, et comment aussi nous sommes armés ; et entre vous, doyens et dixeniers de tels métiers et tels, regardez à vos gens, et si en faites demain venir sur les champs une quantité, si verrez comment ils sont habillés ; et ce fait bon aviser ainçois que on soit surpris. Tout ce ne coûtera rien ; et si en serons plus crémus. » Tous répondirent : « Vous dites bien. »

Ce conseil fut tenu. Le lendemain ils vinrent tous par la porte de Bruges, et se trairent sur les champs en un beau plain au dehors de Gand, ainsi comme au quart d’une lieue, à l’encontre d’un trop bel hôtel et chastel que le comte de Flandre avoit au dehors de Gand, que on disoit Andrehen. Quand ils furent là tous venus, Jean Lyon les regarda moult volontiers, car ils étoient

  1. La loi signifie ici le corps municipal, le corps de ville.
  2. Dans l’assemblée dont il est parlé ci-dessus.