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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Les Gantois, qui se véoient hériés des gentils hommes du pays de Flandre et d’ailleurs, étoient tout courroucés ; et eurent en pensée de envoyer et de prier au duc Aubert qu’il voulsist retraire et rappeler ses gentilshommes qui les guerroyoient. Mais, tout considéré, ils virent bien qu’ils perdoient leur peine ; car le duc Aubert n’en feroit rien ; et aussi ils ne le vouloient mie courroucer, ni mettre sus ni avant choses de quoi ils le courrouçassent ni melencoliassent, car ils ne pouvoient rien sans lui et son pays ; et au cas que Hainaut, Hollande et Zélande leur seroient clos, ils se comptoient pour perdus. Si ne tinrent mie ce propos, mais en eurent un autre, qu’ils manderoient aux chevaliers et écuyers de Hainaut qui tenoient aucuns héritages ou rentes à Gand en la chastellenie, qu’ils les voulsissent servir, ou ils perdroient leurs revenues. Ils le firent ; mais nul ne tint compte de leur mandement ; et par espécial, ils mandèrent au seigneur d’Antoing, messire Hue, qui étoit chastelain et héritier de Gand, qu’il les vint servir de sa chastellenie, ou il perdroit ses droits, et lui abattroient son chastel de Vienne qui siéd de-lez Grant-Mont. Le sire d’Antoing leur remanda que volontiers les serviroit à leurs dépens et à leur destruction, et qu’ils n’eussent en lui nulle fiance ; car il leur seroit contraire et fort ennemi ; ni il ne tenoit rien de eux, ni ne vouloit tenir, fors de son seigneur le comte de Flandre auquel il devoit service et obéissance. Le sire d’Antoing leur tint bien ce qu’il leur avoit promis, car il leur fit guerre mortelle, et leur porta moult de dommages et de contraires, et fit garnir et pourvoir le chastel de Vienne, de laquelle garnison ceux de Gand étoient moult fort hériés et travaillés. D’autre part le sire d’Enghien, qui étoit encore un jeune écuyer et de grand’volonté, et s’appeloit Wautier, leur faisoit moult de contraires et de dépits. Ainsi se continua toute celle saison la guerre. Et ne osoient les Gantois yssir hors de leur ville fors en grand’route, lesquels, quand ils trouvoient leurs ennemis, ils n’en avoient nulle merci tant qu’ils fussent les plus forts, mais occioient tout. Ainsi se enfélonna et multiplia celle guerre entre le comte de Flandre et ceux de Gand, qui coûta depuis cent mille vies deux fois ; ni à grand’peine y put-on trouver fin ni paix, car les capitaines de Gand se sentoient si méfaits envers leur seigneur le comte et le duc de Bourgogne que ils n’espéroient mie que, pour scelié ni traité que on leur jurât ni fît, ils pussent jamais venir à paix qu’ils n’y missent les vies. Celle doute leur faisoit tenir leur opinion et guerroyer hardiment et outrageusement. Si leur chéi bien par plusieurs fois de leurs emprises, ainsi comme vous orrez recorder avant en l’histoire.

Le comte de Flandre, qui se tenoit à Lille, oyoit tous les jours dures nouvelles de ceux de Gand, et comment ils abattoient et ardoient ses maisons et les maisons de ses gentilshommes. Si en étoit courroucé, et disoit que il en prendroit encore si grand’vengeance qu’il mettroit Gand en feu et en flambe, et tous les rebelles aussi. Si rappela le comte, pour être plus fort contre ces Gantois, tous les bannis de Flandre ; et leur abandonna son pays pour résister contre les blancs chaperons ; et leur bailla deux gentilshommes à capitaines, le Galois de Mamines et Pierre d’Estienhus. Ces deux, avecques leurs routes, portèrent la bannière du comte, et se tinrent environ trois semaines entre Audenarde et Courtrai sur le Lys, et y firent moult de dommages. Quand Rasse de Harselle en sçut le convenant, il vida hors de Gand atout les blancs chaperons, et vint à Douse, et cuida trouver les gens du comte ; mais quand ces bannis sçurent que les Gantois venoient, ils se trairent vers Tournay et s’amassèrent en la Puèle, et se tinrent un grand temps entour Orchies et le Dam, et Rogny et Warlain, et n’osoient les marchands aller de Tournay à Douay, ni de Douay à Lille pour ces bannis. Et disoit-on adoncques que les Gantois venroient assiéger Lille et le comte de Flandre dedans ; et traitoient à ceux de Bruges et de Ypre pour faire celle emprise, et avoient Grant-Mont et Courtray de leur accord. Mais ceux de Bruges et de Ypre varioient, car les riches bourgeois en ces deux villes n’étoient mie d’accord aux menus métiers ; et disoient que ce seroit grand’folie de si loin mettre siége que devant Lille ; et que le comte leur seigneur pourroit avoir alliances grandes au roi de France, ainsi que autres fois il avoit eu, dont il pourroit être aidé et conforté. Ces doutes retinrent les bonnes villes de Flandre en celle saison, si que nul siége ne se fit ; et à celle fin que le comte n’eût aucuns pourchas ni traité de son cousin et