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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

il y avoit une image de Notre Dame qui tenoit par figures on petit enfant, lequel enfant s’ébattoit par soi à un moulinet fait d’une grosse noix ; et étoit haut le ciel et armoyé très richement des armes de France et de Bavière, à un soleil d’or resplendissant et donnant ses rais. Et cil soleil d’or rayant étoit la devise du roi et pour la fête des joutes[1]. Lesquelles choses la roine de France et les dames, en passant entre et dessous la porte, virent moult volontiers ; et aussi firent toutes gens qui par là passèrent.

Après ce vu, la roine de France et les dames vinrent tout le petit pas devant la fontaine en la rue Saint-Denis, laquelle étoit toute couverte et parée sur un drap de fin azur, peint et semé de fleurs de lis d’or, et les piliers qui environnoient la fontaine armoyés des armes de plusieurs hauts et notables seigneurs du royaume de France ; et donnoit cette fontaine par ses conduits claret et piment[2] très bon et par grands rieus ; et avoit là, autour de la fontaine, jeunes filles très richement ornées, et sur leurs chefs chapeaux d’or bons et riches, lesquelles chantoient très mélodieusement. Douce chose et plaisante étoit à l’ouïr ! Et tenoient en leurs mains hanaps[3] d’or et coupes d’or ; et offroient et donnoient à boire à tous ceux qui boire vouloient. Et en passant devant elles la roine de France s’arrêta et les regarda moult volontiers et se réjouit de l’ordonnance ; et aussi firent toutes les autres dames et damoiselles, et tous ceux et celles qui les virent.

Après, dessous le moutier de la Trinité, sur la rue avoit un escharfaut, et sur l’escharfaut un châtel, et là au long de l’escharfaut étoit ordonné le pas du roi Salhadin, et tous faits de personnages, les chrétiens d’une part et les Sarrasins d’autre part ; et là étoient, par personnages, tous les seigneurs de nom qui jadis au pas Salhadin furent, et armoyés de leurs armes, ainsi que pour le temps de adonc ils s’armoient ; et un petit en sus d’eux, étoit, par personnage, le roi de France, et entour de lui douze pairs de France et tous armoyés de leurs armes. Et quand la roine de France fut amenée si avant en sa litière que devant l’escharfaut où ces ordonnances étoient, le roi Richard[4] se départit de ses compagnons et s’en vint au roi de France, et demanda congé pour aller assaillir les Sarrasins, et le roi lui donna. Ce congé pris, le roi Richard s’en retourna devers ses douze compagnons, et lors se mirent en ordonnance et allèrent incontinent assaillir le roi Salhadin et ses Sarrasins ; et la y eut par ébattement grand’bataille ; et dura une bonne espace ; et tout ce fut vu moult volontiers.

Et puis passèrent outre et vinrent à la seconde porte de Saint-Denis[5] ; et là y avoit un châtel ordonné, si comme à la première porte, et un ciel nu et tout estellé très richement, et Dieu, par figure, séant en sa majesté, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; et là, dedans ce ciel, jeunes enfans de chœur, lesquels chantoient moult doucement, en formes d’anges, laquelle chose on véoit et oyoit moult volontiers. Et à ce que la roine passa dedans sa litière dessous, la porte de paradis ouvrit et deux anges issirent hors, en eux avalant ; et tenoient en leurs mains une très riche couronne d’or garnie de pierres précieuses, et la mirent les deux anges et l’assirent moult doucement sur le chef de la roine, en chantant tels vers :

Dame enclose entre fleurs de lis,
Roine estes vous de Paris,
De France et de tout le pays
Nous en rallons en paradis.

  1. Louis XIV prit aussi la même devise avec la légende : Nec pluribus impar.
  2. Le clairet et le piment étoient des vins de liqueurs. Piment était le nom général qui désignait la liqueur dans laquelle entraient les épiceries et les aromates d’Asie. Les deux sortes de piment les plus usitées étaient le clairet et l’hypocras. On appelait vin clairet celui qui n’était ni rouge ni blanc. Le clairet, qu’il ne faut pas confondre avec le vin clairet, se faisait avec cette sorte de vin et du miel. « Si aucun, dit Boutillier dans sa Somme rurale, avait fait claret de son vin et d’autre miel, sachez que celui qui a fait la chose, en doit être le sire. » L’hypocras se faisait avec toutes sortes de vins, et en général avec du vin de Grèce. Voici la recette qu’Armand de Villeneuve, célèbre médecin du xiiie siècle, donne pour l’hypocras : « Prenez cubèbes, cloux de giroffle, noix muscade, raisins secs, de chacun trois onces ; enveloppez le tout dans un linge ; faites-le bouillir dans trois litres de bon vin jusqu’à ce qu’elles soient réduites à deux, et ajoutez du sucre. » L’hypocras était particulièrement estimé et se buvait à jeun. Jusqu’à la fin du dernier siècle il était d’usage d’en distribuer des flacons à la cour. Olivier de Serre (Théâtre d’agriculture, t. ii, p. 613 et suiv.) donne plusieurs recettes pour faire l’hypocras. (Voyez Legrand d’Aussy, Vie privée des Français, t. ii, p. 65 et suiv.)
  3. Grandes coupes.
  4. Le personnage qui représentait Richard-Cœur-de-Lion.
  5. Denis Sauvage dit que cette seconde porte, appelée la porte aux Peintres, fut démolie sous François Ier.