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LIVRE IV.

donner en sept ans. » — « Beau cousin, répondit Bernard, vous dites vérité ; tenez votre propos, car je ne vous veuil autrement conseiller ; et tout ainsi que vous m’avez répondu j’en escriprai à mon frère. » — « Dieu y ait part ! » répondit Raymond de Touraine.

Ainsi furent-ils un jour ensemble au chastel de Boulogne, et puis au second jour Bernard d’Armignac se départit et passa le Rosne au pont Saint-Esprit et retourna en Quersin et en Rouergue par les montagnes ; et fit tant par ses journées qu’il vint là où il vouloit être, et laissa son frère convenir de celle guerre encontre le seigneur de Milan ; et avant qu’il se départît du pont Saint-Esprit, ainsi que ci-dessus est dit, il escripsit unes lettres au comte d’Armignac, son frère, ès quelles étoit contenue toute la réponse telle que messire Raymond de Touraine avoit répondu. Et reçut les lettres le dit comte sur son chemin, en allant vers la cité de Gap. Si les legit, et quand il vit le contenu passa outre et n’en fit pas trop grand compte.

Nous parlerons du jeune comte Jean d’Armignac[1] et conclurons tout son fait avant que nous entendions à proposer autre chose ; et dirons ainsi, que bonne amour et grand’affection que il avoit à conforter sa serour et son serourge, que le comte de Vertus qui se nommoit sire de Milan déshéritoit frauduleusement et sans nul titre de raison, le menoient joyeusement en la marche de Piémont en Lombardie. En celle armée et chevauchée que le comte d’Armignac faisoit, avoit deux raisons moult belles qui toutes s’inclinoient à bien et à droiture. La première étoit que de ces routes et compagnies que il mettoit hors du royaume de France, le dit royaume en étoit grandement nettoyé, et les pays assurés où tels manières de gens et de pillards avoient demeuré et conversé. La seconde raison étoit telle que pour aider sa sœur dont il avoit grand’pitié, de ce que on lui ôtoit, et à son mari, son héritage et dont ils devoient vivre et tenir leur état[2]. Et sur celle intention, en tout bien faisant, celle chevauchée étoit emprise. Et disoient les compagnons des routes : « Chevauchons liement sur ces Lombards ; nous avons bonne querelle et juste et bon capitaine, si en vaudra notre guerre grandement mieux et en sera plus belle. Et aussi nous allons au meilleur pays du monde, car Lombardie reçoit de tous côtés toute largesse de ce monde. Si sont Lombards de leur nature riches et couards ; nous y ferons notre profit. Chacun de nous qui sommes capitaines retournerons si riches que nous n’aurons que faire jamais de guerroyer. » Ainsi devisoient les compagnons l’un à l’autre ; et quand ils trouvoient une grasse marche, ils s’y tenoient et logeoient un temps, pour mieux aider eux et leurs chevaux.

Pour ce temps dont je vous parle, ce bon chevalier aventureux d’Angleterre, messire Jean Haccoude[3], se tenoit en la marche de Florence, et guerroyoit les Florentins pour la cause du pape Boniface qui se tenoit à Rome ; car ils étoient grandement rebelles à ses ordonnances et mandemens ; et aussi étoient les Perusins[4]. Si s’avisa le comte d’Armignac que, si il pouvoit avoir en son aide le dit chevalier anglois, qui étoit moult vaillant homme et bien séant à ses besognes, sa guerre en seroit plus belle. Si escripsit, entrues que il se tenoit en la cité de Granido sur la frontière de Piémont[5], espéciales lettres à lui, et lui signifia tout son état, et quelle cause le mouvoit de faire guerre au seigneur de Milan ; lesquelles moult espécialement furent écrites, dictées et ordonnées tout entières, et scellées et tantôt envoyées et apportées par un homme prudent, et qui bien en fit son devoir, à messire Jean Haccoude qui se tenoit en la marche de Florence, et avoit route bien de deux mille combattans[6]. Il reçut les lettres du roi, et les lit ou fit lire tout au long ; et quand il eut bien entendu toute la substance de la matière, il fut tout réjoui ; et répondit que, sa guerre achevée, il n’entendroit jamais à autre chose, si seroit venu en la compagnie du comte d’Armignac. L’écuyer, qui les lettres avoit apportées et qui étoit homme d’honneur, répondit

  1. Jean III d’Armagnac. Sa sœur Béatrix avait épousé Charles Visconti, fils de Bernabo.
  2. Cette partie d’histoire est écrite avec autant de clarté que d’exactitude et de talent par M. de Sismondi (tom. vii de ses Républiques italiennes, de 1384 à 1395.)
  3. Hawkwood.
  4. Habitans de Perugia.
  5. Jean d’Armagnac entra en Italie au mois de juillet 1391.
  6. Suivant M. de Sismondi, John Hawkwood avait sous ses drapeaux 6,600 cuirassiers, 1,200 arbalétriers et un gros corps d’infanterie, quand il s’étoit mis en marche vers Milan, au mois de mai de cette année.