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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

verte le pays, et s’en vinrent bouter sur le soir en Alexandrie. Et jà étoient retraits en leurs logis toutes gens d’armes qui ce jour avoient assailli et escarmouché à la bataille, car ils ne pouvoient ni vouloient point être oiseux.

De la venue messire Jaqueme de la Verme et de ses compagnons d’armes furent réjouis grandement ceux de la cité d’Alexandrie, et à bonne cause ; car, pour ce que le comte d’Armignac ne cuidoit et n’avoit vu dedans nulles gens d’armes, par trois jours tout entiers continuellement avoient été les assauts et les envayes aux barrières ; et si bien s’étoient défendus ce tant petit de gens qui dedans étoient, que les Armignacs n’y avoient rien conquêté. Quand messire Jaqueme de la Verme fut atout sa route, sur le soir, venu et entré en la cité d’Alexandrie, et il se fut trait à l’hôtel, et toutes ses gens aussi, par l’ordonnance de ceux qui les devoient loger, et il se fut un petit rafreschi, voire est que ceux qui avoient la ville à garder et gouverner le vinrent tantôt voir et festoyer pour sa venue à son hôtel. Adonc il leur demanda de l’état de la ville et la manière et convenant de leurs ennemis, pour avoir conseil et avis sur ce. Les plus sages et les mieux parlans répondirent et dirent : « Sire, de ce que le comte d’Armignac a été ci-devant, nous avons eu aux barrières tous les jours l’assaut et escarmouche. » — « Or c’est bien, répondit le chevalier ; demain au jour, s’il plaît à Dieu, nous verrons comment ils se portent, ni quelle chose ils voudront faire. Ils ne savent point ma venue, si ferai une secrète issue et embûche sur eux. » — « Ha, sire ! répondirent ceux qui parloient, il vous faudra bien garder quelle chose vous voudrez faire ni emprendre, car ils sont bien seize mille chevaux ou plus. Et si ils vous tenoient à la découverte sur les champs, sans bataille, par l’effort de leurs chevaux, ils feroient si grand’pouldrerie sur vous et sur vos gens que de vous-mêmes vous seriez tous déconfits. »

Répondit le chevalier : « Or atant, paix ! je verrai demain comment la besogne se portera. Il nous faut faire aucun exploit d’armes, puisque nous sommes ci venus. »

Ainsi cessèrent leurs paroles, et retourna chacun en son hôtel ; et le chevalier signifia tout secrètement que à lendemain il vouloit issir d’Alexandrie et aller en embûche sur les champs, et que chacun fût appareillé.

Quand ce vint à lendemain messire Jaqueme de la Verme[1] s’arma et appareilla, et fit armer tous les compagnons ; et issirent tous hors par une porte, à la couverte, sur les champs, à l’opposite de l’ost ; et s’en allèrent-ils, en environ trois cents, en sus de la ville bien demi-lieue ; et se boutèrent en une vallée où point on ne les véoit ; et en fit demeurer deux cents à la barrière, et leur dit : « Si nos ennemis viennent escarmoucher, si vous défendez faintement et vous faites, tout en reculant et défendant, amener jusques là où nous serons. » Ils répondirent : « Volontiers. »

Ce jour fit moult bel et moult chaud : le comte d’Armignac, qui étoit jeune et entreprenant et de grand’volonté, quand il eut ouï sa messe en son pavillon et bu un coup, demanda ses armes et s’arma tout au clair et à l’étroit, et de toutes pièces, et fit son pennon développer tant seulement, et prit son glaive et dit : « Allons voir la ville et escarmoucher. Nous retournerons au dîner. » Et quand il se départit, il n’emmena point avecques lui cent hommes. Il n’en fit compte, car il ne cuidoit avoir à faire à nully, et s’en vinrent il et ses gens, tout le pas devant les barrières. Vérité est que petit à petit le suivoient gens d’armes, et les plusieurs n’en faisoient compte et disoient : « À quoi faire nous armerions-nous et travaillerions-nous ? Quand nous avons été aux barrières, nous ne savions à qui parler. » Ainsi se tenoient-ils tous cois, et entendoient à eux loger, à boire ou à manger, ou à faire autres vuiseuses[2] ; et le comte d’Armignac s’en vint à toute sa compagnie escarmoucher devant les barrières ; et commencèrent à escarmoucher et à jeter l’un à l’autre, ainsi que gens d’armes font ce mestier. Guères ne firent en cet état les défendans, quand ils commencèrent à reculer ainsi que dit leur avoit été, petit à petit, et tant allèrent que ils se trouvèrent sur l’embûche. Quand messire Jaqueme de la Verme vit ses gens et ses ennemis approcher, si découvrit son embûche, et saillit tantôt hors. Là furent environnés et fort recueillis aux pointes des glaives les Armignacs, et aussi vaillamment se défendirent, et toujours leur venoient gens petit à petit. Là eut fait mainte appertise

  1. Jacques del Verme.
  2. Choses oiseuses.