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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

se plaignoit, et fit avoir grand’lumière pour le mieux aviser, et lui demanda : « Dites-moi, mon ami, connoissez-vous cet homme ? » L’écuyer s’abaissa et regarda au viaire le comte d’Armignac, et tantôt le connut, et dit : « Oil, je le dois bien connoître, c’est notre capitaine, monseigneur le comte d’Armignac. » De celle parole fut l’écuyer lombard tout réjoui, quand il sçut qu’il avoit à prisonnier le comte d’Armignac, et dit ainsi : « Or parlez à lui, je n’en puis plus traire parole. »

Adonc lui conta-t-il là où il l’avoit trouvé et comment. L’écuyer françois voult mettre en parole le comte d’Armignac, mais il étoit jà si passé de mal qu’il n’entendoit à chose que on lui demandât ni dît. Si dit à son maître : « Allons, allons, laissons-le reposer. » Si le laissèrent en cel état ; et celle propre nuit mourut le comte d’Armignac par la manière que je vous recorde[1].

Quand ce vint à lendemain matin, et les nouvelles furent venues et publiées, que le comte d’Armignac étoit mort en Alexandrie sur son lit, si ne voult pas messire Jaqueme de la Verme que sa mort fut celée, mais le fit savoir et publier en l’ost par leurs gens mêmes que ils tenoient prisonniers, pour voir et savoir comment ses gens se maintiendroient. Ils furent si ébahis en tout l’ost et si déconfits que ils le montrèrent ; car ils n’avoient nul capitaine à qui ils pussent retraire, ni qui fût chef de la guerre, car ce n’étoient que gens de routes et de compagnies ; et dirent entre eux : « Sauvons-nous et mettons au retour, car nous avons perdu la saison. »

Tantôt fut sçu en la cité d’Alexandrie que les Armignacs se déconfisoient d’eux-mêmes, et n’avoient nul capitaine. Si fit tantôt armer tout homme et issir hors à cheval et à pied, et venir sur l’ost en écriant : « Pavie ! au seigneur de Milan ! » Oncques homme des Armignacs ne se mit à défense, mais se laissèrent prendre et occire ainsi que méchantes gens ; et fut le butin et le conquêt moult grand pour les compagnons qui étoient venus avecques messire Jaqueme de la Verme. Et avoient tel effroi et tel hideur ces méchans gens que ils se rendoient à leurs ennemis sans défense nulle, et jetoient aval leurs armures, et étoient ramenés en Alexandrie par monts, et les chassoient devant eux les Allemands et les soudoyers, ainsi que on chasse proie de bêtes qui sont cueillies devant une forteresse.

Or regardez et considérez la grande infortunité et povre aventure du comte d’Armignac et de ses gens, et comment pour bien faire, selon l’intention de lui, il lui tourna à grand mal, quand il fut là mort si méchamment ; et si il eût encore attendu cinq jours tant seulement, messire Jean Haccoude fût venu et descendu en l’ost à cinq cents lances et à mille brigands de pied ; par lequel Haccoude moult de beaux faits d’armes et de recouvrances se fussent faites, et tout se dérompit et perdit par povre aventure.

Vous devez et pouvez croire et savoir que quand le duc de Milan sçut la vérité de la besogne, et que ses ennemis, desquels il se doutoit grandement, étoient morts, pris et déconfits et mis en chasse, et proprement le comte d’Armignac étoit mort, si en fut réjoui grandement, et en aima et prisa en son cœur trop fort son chevalier messire Jaqueme de la Verme, par lequel emprise et bonne aventure la besogne étoit achevée. Si l’ordonna et institua depuis souverain dessus toute sa chevalerie, et le fit maître et régent de son souverain conseil. Le duc de Milan avisa sur les prisonniers quelle chose il en feroit : si en voult délivrer son pays, et leur fit telle grâce et courtoisie que, aux gentils hommes fit rendre et donner à un chacun un cheval, et à tout homme un florin, et parmi tant quittes de leurs prisons et de leurs maîtres qui pris les avoient. Mais à leur département, il leur fit jurer et convenancer que jamais à l’encontre de lui ne s’armeroient. Si issirent ces gens déconfits de Lombardie et de Piémont, et entrèrent en la comté de Savoie et au Dauphiné de Vienne, et eurent tant de povretés que merveilles, car on ne les vouloit recueillir en nulle bonne ville fermée, et clooit-on villes, chasteaux et cités à l’encontre d’eux. Chacun eut tantôt dépendu son florin : si les convenoit pourchasser, si ils vouloient vivre ou cheoir en grand danger. Aucunes gens en avoient pitié, si leur faisoient aumône et charité, et les autres non, mais les moquoient et les vitupéroient, et leur disoient honteusement : « Allez, allez querre votre comte d’Armi-

  1. Le récit de la mort du comte d’Armagnac, ainsi que le donne ici Froissart, est beaucoup plus probable que celui de tous les autres historiens. Jean Galéas fut généralement accusé de l’avoir fait empoisonner, crime qui eût peu étonné en lui. Mais les circonstances de cette mort sont rapportées ici d’une manière si naturelle qu’on ne peut refuser d’y croire.