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LIVRE IV.

rent tous les hommes de la ville en armes et en la place devant le châtel.

Quand messire Yvain de Foix, qui dedans le châtel d’Ortais s’étoit enclos, vit l’ordonnance et la manière des hommes de la ville, et que ils s’étoient aperçus et savoient jà la vérité de la mort son père, si dit au chapelain du comte : « Messire Nicole, j’ai failli en mon entente ; je ne pourrai issir ni partir d’ici sans congé, car ces hommes d’Ortais sont aperçus. Plus vient et plus s’efforcent de venir en la place devant le châtel ; il me faut humilier envers eux. Force n’y vaut rien. » — « Vous dites vérité, dit le chapelain, vous conquerrez plus par douces paroles que par dures. Allez, et si parlez à eux et faites par conseil. » Adonc s’en vint messire Yvain en une tour assez près de la porte ; et y avoit une fenêtre qui regardoit sur le pont et en la place où ces hommes se tenoient. En celle tour fut nourrie et gardée, tant qu’elle se maria, madame Jeanne de Boulogne, qui depuis fut duchesse de Berry, si comme il est écrit et contenu ci derrière en notre histoire. Messire Yvain ouvrit la fenêtre de la tour, et puis parla et appela les hommes de la ville. Les plus notables se trairent avant, et se mirent sur le pont moult près de lui pour ouïr et savoir quelle chose il voudroit dire. Il parla tout haut, et dit ainsi :

« Ô bonnes gens d’Ortais, je sais bien pourquoi vous êtes ci assemblés. Il y a cause. Si vous prie chèrement, de tant que vous avez aimé monseigneur mon père, que vous ne veuillez pas prendre en déplaisance ni courroux si je me suis avancé d’être venu premièrement prendre la saisine du châtel d’Ortais et du meuble qui est dedans, car je n’y vueil que tout bien, sans le efforcer. Vous savez que monseigneur mon père m’aimoit souverainement, ainsi comme son fils ; et eût volontiers vu qu’il me pût avoir fait son héritier. Or est advenu que par le plaisir de Dieu, il est trépassé de ce siècle, sans accomplir ni faire nulle ordonnance, et m’a laissé entre vous, où j’ai été nourri et demeuré, un povre chevalier, fils bâtard du comte de Foix, si vous ne m’aidez et conseillez. Si vous prie, pour Dieu et en pitié, que vous y vueilliez regarder, et vous ferez aumône ; et je vous ouvrirai le châtel, et entrerez dedans, car contre vous je ne le vueil ni garder ni clorre. »

Donc répondirent les plus notables, et dirent : « Messire Yvain, vous avez parlé bien et à point, et tant qu’il nous suffit. Si vous disons que nous demeurerons avecques et lez vous ; et est notre intention que ce châtel et les biens qui sont dedans nous garderons, et le vous aiderons à garder avecques vous ; et si le vicomte de Chastelbon, votre cousin, qui est héritier de cette terre de Béarn, car c’est le plus prochain que monseigneur votre père eut, se trait avant pour calenger l’héritage et les meubles, nous voudrons bien savoir comment ; et vous y garderons à parçons faire, et à messire Gratien votre frère, grandement votre droit ; mais nous supposons que quand le roi de France fut dernièrement à Toulouse, et monseigneur votre père fut devers lui, que aucune chose fut faite de ces ordonnances ; et de ce doit bien parler messire Roger d’Espaigne, votre cousin. Nous escriprons devers lui, et lui signifierons la mort de monseigneur, et lui prierons qu’il vienne ci pour nous aider à adresser et conseiller de toutes choses, tant pour les terres de Béarn et de Foix qui demeurent en ruine, que pour les meubles, à savoir quelle chose on en fera ; et aussi pour l’obsèque faire de monseigneur. Et tout ce que dit avons, nous le vous certifions et affirmons à tenir loyaument. » De cette réponse se contenta grandement messire Yvain, car elle fut moult courtoise. Messire Yvain ouvrit la porte du châtel d’Ortais. Ceux y entrèrent qui entrer y vouldrent, et allèrent partout les Ortaisiens. On y mit bonnes gardes et suffisans.

En ce propre jour fut apporté à Ortais et mis en un chercus le comte Gaston de Foix. Tous, hommes, femmes et enfans, pleuroient amèrement à l’encontre du corps, quand on l’apporta en la ville. Et lamentoient et récordoient la vaillance de lui, sa noble vie, son puissant état et gouvernement, son sens, sa prudence, sa prouesse, sa grand’largesse, la grand’prospérité de paix où ils avoient vesquieu le temps que leur gentil seigneur avoit régné, car il n’étoit ni avoit été François ni Anglois qui les eût osé courroucer. Là disoient toutes gens : « Comment les choses nous reculeront ! Comment nos voisins nous guerroieront ! Nous soulions demeurer en terre de paix et de franchise ; or demeurons-nous en terre de misère et de subjection, car nul n’ira au devant de nos besognes, nul ne les chalengera ni défendra. Ha ! Gaston ! beau fils !