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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

un très bel hôtel, ainsi que plusieurs grands seigneurs de France y ont, pour là avoir à leur aise leur retour. Cet hôtel, ainsi comme coutume est, il le faisoit garder par un concierge. Messire Pierre de Craon avoit envoyé, dès le Carême-Prenant, à Paris au dit châtel de ses varlets qui le servoient pour son corps, et par iceux fait l’hôtel pourvoir bien et largement de vins et de pourvéances, de farines, de chairs, de sel et de toutes choses qui appartiennent à un hôtel. Avec tout ce il avoit écrit au concierge que il lui achetât des armures, cottes de fer, gantelets, coiffette d’acier et telles choses, pour armer quarante compagnons ; et quand il en seroit pourvu il lui signifiât et il les envoieroit quérir, et que tout ce il fit secrètement.

Le concierge, qui nul mal n’y pensoit et qui vouloit obéir au commandement de son maître, avoit quis, pourvu et acheté toute cette marchandise. Tout ce terme pendant et ces besognes faisans, se tenoit encore en Anjou en un chastel de son héritage, bel et fort que on clame Sablé, et envoyoit compagnons forts, hardis et outrageux une semaine deux, l’autre trois, l’autre quatre, tout secrètement et couvertement à son hôtel à Paris. À leur département il ne leur disoit pas pourquoi c’étoit faire, mais bien leur enditoit : « Vous venu à Paris, tenez-vous des biens de mon hôtel tout aises ; et ce qui vous sera métier, demandez-le au concierge, vous l’aurez tout prêt ; et point ne vous montrez pour chose qui soit. Je vous ensonnierai un jour tout acertes et vous donnerai bons gages, » Ceux, sur la forme et état qu’il leur disoit, ouvroient et venoient à Paris ; et y entroient de nuit ou de matin, car pour lors les portes de Paris nuit et jour étoient ouvertes. Tant s’y amassèrent que ils furent environ quarante compagnons hardis et outrageux. D’autres gens n’avoit le dit messire Pierre que faire ; et de ce il y en avoit plusieurs que, si ils eussent sçu pourquoi c’étoit faire, là ils n’y eussent entré ; mais de découvrir son secret il se gardoit bien.

Messire Pierre de Craon, environ la Pentecôte en les fêtes, il vint secrètement à Paris et se bouta en son hôtel, non en son état, mais ainsi que les autres y étoient venus. Il manda le varlet qui gardoit la porte : « Je te commande, sur les yeux de ta tête à crever, dit messire Pierre de Craon, quand il fut venu en son hôtel, que tu ne mettes céans homme ni femme, ni laisses issir aussi, si je ne te le commande. » Le varlet obéit, ce fut raison ; aussi fit le concierge qui avoit la garde de l’hôtel. La femme du concierge, ses enfans et la chambrière on faisoit tenir en une chambre sans point issir. Il avoit droit, car si femmes ou enfans fussent allés sur les rues, la venue de messire Pierre eût été sçue, car jeunes enfans et femmes par nature cellent envis ce que ils voient et que on veut celer. En tel état et arroi que je vous conte furent-ils là dedans cet hôtel enclos jusques au jour du Saint-Sacrement. Et avoit tous les jours, ce devez-vous croire et savoir, ce messire Pierre ses espies allans où il les envoyoit, et retournans vers lui, qui épioient sur son fait et lui rapportoient la vérité de ce que il vouloit savoir. Et n’avoit point encore le dit messire Pierre, jusques à ce jour du Sacrement, vu son heure ; dont il s’en ennuyoit bien en soi-même.

Or avint que, ce jour du Saint-Sacrement, le roi de France, en son hôtel de Saint-Pol à Paris, avoit tenu de tous les barons et seigneurs, qui pour ce jour étoient à Paris, cour ouverte ; et fut ce jour le roi en très grand soulas, et aussi fut la roine et la duchesse de Touraine. Et pour les dames solacier et le jour persévérer en joie, après dîner, dedans le clos de l’hôtel de Saint-Pol[1] à Paris, les jeunes chevaliers et écuyers montés sur coursiers et tous armés pour la joute, la lance au poing, étoient là venus et avoient jouté fort et roidement ; et furent ce jour les joutes moult belles, et volontiers vues du roi, de la roine, des dames et des damoiselles, et ne cessèrent point jusques au soir. Et eut le prix, pour le mieux joutant, par le record des dames, premièrement de la roine de France, de la duchesse de Touraine et des hérauts à ce ordonnés du donner et du juger, messire Guillaume de Flandre, comte de Namur. Et donna le roi le souper à Saint-Pol, à tous les chevaliers qui y voudrent être. Et après ce souper on dansa et carola jusques à une heure après mie-nuit. Après ces danses on se départit ; et se traist chacun en son logis ou à son hôtel sans doute et sans guet, l’un çà et l’autre là. Messire Olivier

  1. L’emplacement de l’hôtel Saint-Paul s’étendait depuis la rue Saint-Antoine jusqu’au cours de la Seine, et depuis la rue Saint-Paul jusqu’aux fossés de l’Arsenal et de la Bastille. (Dulaure, Histoire de Paris, t. iii, p. 358.)