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LIVRE IV.

de Cliçon, connétable de France pour lors, se départit tout dernier. Et avoit pris congé au roi et s’en étoit revenu par la chambre du duc de Touraine, et lui avoit demandé : « Monseigneur, demeurez-vous ici ou si vous retournerez chez Poullain. » Ce Poullain étoit trésorier du duc de Touraine et demeuroit à la Croix du Tiroy assez près de l’hôtel au Lion d’argent. Le duc de Touraine lui avoit répondu et dit : « Connétable, je ne sçais encore lequel je ferai du demeurer ou de retourner. Allez-vous-en, il est meshui bien heure de partir pour vous. » Donc prit à celle parole le connétable congé au duc de Touraine en disant : « Monseigneur, Dieu vous doint bonne nuit ! » Et se départit sur cel état, et vint en la place devant l’hôtel de Saint-Pol, et trouva ses gens et ses chevaux qui le attendoient. Et tout compté il n’y en avoit que huit et deux torches, lesquelles les varlets allumèrent sitôt que le connétable fut monté ; et les torches portées devant lui se mirent au chemin parmi la rue pour rentrer en la grand’rue Sainte-Catherine.

Messire Pierre de Craon avoit ce soir si bien épié que il savoit tout le convenant du connétable, et comment il étoit demeuré derrière, et de ses chevaux qui l’attendoient. Si étoit parti, et issu hors de son hôtel, et ses gens tous armés à la couverte, et tous montés sur leurs chevaux, et n’y avoit de ceux de sa route pas six qui sçussent encore quelle chose il avoit en propos de faire. Et étoit venu le dit messire Pierre sur la chaussée au carrefour Sainte-Catherine ; et là se tenoit-il et ses gens tous cois et attendoient le connétable. Sitôt que le connétable fut issu hors de la rue Saint-Pol et tourné au carrefour de la grand’rue, et que il s’en venoit tout le pas sur son cheval, les torches sur son lez pour lui éclairer, et jangloit à un écuyer et disoit : « Je dois demain avoir au dîner chez moi monseigneur de Touraine, le seigneur de Coucy, messire Jean de Vienne, messire Charles d’Hangiers, le baron d’Ivery et plusieurs autres ; or pensez que ils soient tous aisés et que rien n’y ait épargné ; » ces paroles disant, véez-cy messire Pierre de Craon et sa route qui s’avancent, et premièrement ils entrèrent entre les gens du connétable qui étoient sans lumière, sans parler ni sans écrier.

Tout premier on prit les torches ; et furent éteintes et jetées contre terre. En les prenant le connétable avoit parlé tout bas et dit ainsi, pour tant que quand il sentit l’effroi des chevaux qui venoient derrière, il cuidoit que ce fût le duc de Touraine qui s’ébattoit à lui et à gens : « Monseigneur, par ma foi, c’est mal fait ; mais je le vous pardonne, car vous êtes jeune ; si sont tous revaux et jeux en vous. » À ces mots dit messire Pierre de Craon, en tirant son épée hors du feurre : « À mort, à mort, Cliçon ! si vous faut mourir ! » — « Qui es-tu, dit Cliçon, qui dis telles paroles ? » — « Je suis Pierre de Craon votre ennemi. Vous m’avez tant de fois courroucé que ci le vous faut amender. Avant ! dit-il à ses gens, j’ai celui que je demande et que je veuil avoir. » Et en disant ces paroles, il fiert et lance après lui. Ses gens tirent épées et lancent après lui. Coups commencent à voler et à croiser sur le connétable ; et il, qui étoit tout nu et dépourvu, et ne portoit fors un coutel, espoir de deux pieds de long, trait le coutel et commence à estremir[1]. Ses gens étoient tous nus et dépourvus ; si se effrayèrent et furent tantôt ouverts et épars. Les aucuns des hommes de messire Pierre de Craon demandèrent : « Occirons-nous tout ? » — « Oil, dit-il, ceux qui se mettront à défense. » La défense étoit petite, car ils n’étoient que eux huit et sans nulle armure, et tous entendoient au connétable occire et aterrer ; ni messire Pierre de Craon ne demandoit autre chose que le connétable mort. Et vous dis, si comme aucuns connurent depuis qui à cet assaut et emprise furent, les plusieurs, quand ils eurent la connoissance que c’étoit le connétable qu’ils assailloient, furent si eshidés que, en férant sur lui ou contre lui, leurs coups n’avoient point de puissance ; et aussi ce qu’ils faisoient, il le faisoient paoureusement ; car en trahison faisant nul n’est hardi. Le connétable contre les coups se couvroit de son bras et croisoit de son badelaire en soi défendant vaillamment. Sa défense ne lui eût rien valu, si la grâce de Dieu ne l’eût gardé et défendu. Et tousdis se tenoit sur son cheval, et tant qu’il fut féru sur le chef d’une épée à plein coup moult vaillamment, duquel coup il versa jus de son cheval, droit à l’encontre de l’huis d’un fournier, qui jà étoit découché pour ordonner ses besognes et faire son pain et cuire ; et au devant il avoit ouï les chevaux fre-

  1. Jouer de l’épée.