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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

tiller sur la chaussée et plusieurs des paroles qui y furent dites ; et avoit le dit fournier un petit entr’ouvert son huis ; dont trop bien en prit et chéit au seigneur de Cliçon de ce que l’huis étoit entr’ouvert, car au cheoir que il fit contre l’huis il s’ouvrit, et le connétable chéy du chef par dedans la maison. Ceux qui étoient à cheval ne purent dedans, car l’huis n’étoit pas trop haut ni trop large, et si faisoient leur fait paoureusement. Vous devez savoir, et vérité est, que Dieu fit adonc grand’grâce au connétable, car si il fût aussi bien chéy dehors l’huis, comme il fit par dedans, ou que l’huis eût été fermé, il étoit mort ; et l’eussent tous défroissé et pietellé de leurs chevaux, mais ils n’osèrent descendre. De ce coup du chef duquel il étoit chu, cuidèrent bien les plusieurs, messire Pierre de Craon et ceux qui sur lui féru avoient, que du moins ils lui eussent donné le coup de la mort. Si dit messire Pierre de Craon : « Allons, allons, nous en avons assez fait. S’il n’est mort, si mourra-t-il du coup de la tête, car il a été féru de bon bras. » À cette parole ils se recueillirent tous ensemble, et se départirent de la place, et chevauchèrent le bon pas, et furent tantôt à la porte Saint-Antoine ; et vidèrent par là et prirent les champs ; car pour lors la porte étoit toute ouverte, et avoit bien été dix ans au devant, que le roi de France retourna de la bataille de Rosebecque et que le connétable dont je parle ôta les maillets de Paris et en châtia au corps et de leur chevance les plusieurs, si comme j’en traite ci derrière en notre histoire.

Ainsi fut messire Olivier de Cliçon en ce parti laissé comme homme mort chez le fournier, qui fut moult ébahi quand il vit et connut que c’étoit le connétable. Les gens du connétable auxquels on fit moult petit de mal, car tous avoient entendu au connétable occire, se remirent ensemble du mieux et du plus tôt qu’ils purent ; et descendirent devant l’huis du fournier, et entrèrent en la maison, et trouvèrent leur seigneur et leur maître blessé, navré et le chef durement entamé, et le sang qui lui couvroit le viaire. Si furent tous ébahis, ce fut raison. Là y eut grands pleurs et grands cris, car du premier ils cuidèrent bien qu’il fût mort. Si entendirent à lui.

Tantôt les nouvelles en vinrent à l’hôtel de Saint-Pol et jusques à la chambre du roi. Et fut dit au roi tout effrayement, et sur le point de l’heure qu’il devoit entrer dedans son lit : « Ha ! sire, nous ne vous osons celer le grand meschef qui est présentement avenu à Paris. » — « Quel meschef ? » dit le roi. « De votre connétable, répondirent-ils, messire Olivier de Cliçon, qui est occis. » — « Occis, dit le roi, et comment ? Qui a ce fait ? » — « Sire, nous ne savons, mais ce meschef est avenu sur lui et bien près d’ici, en la grand’rue Sainte-Catherine. » — « Or tôt, dit le roi, aux torches ! aux torches ! je le veuil aller voir. » On alluma torches ; varlets saillirent avant. Le roi tant seulement vêtit une houpelande. On lui bouta ses souliers aux pieds. Ses gens d’armes et huissiers, qui ordonnés étoient pour faire le guet et garder la nuit l’hôtel de Saint-Pol saillirent tantôt avant. Ceux qui couchés étoient, auxquels les nouvelles vinrent, s’ordonnèrent pour suivir le roi qui issit de l’hôtel Saint-Pol sans nul arroi, ni attendit homme fors ceux de sa chambre. Et s’en vint le bon pas les torches devant lui et derrière. Et n’y avoient de ses chambellans tant seulement que messire Guillaume Martel et messire Hélion de Lignac. En cet état et arroi s’en vint jusques à la maison du fournier et entra dedans. Plusieurs torches et chambrellans demeurèrent dehors.

Quand le roi fut venu, il trouva son connétable presque au parti que on lui avoit dit, réservé que il n’étoit pas mort. Et l’avoient ses gens jà dépouillé pour tâter, savoir et voir plus aisément les lieux où il étoit navré, et les plaies comme elles se portoient. La première parole que le roi dit, ce fut : « Connétable, comment vous sentez-vous ? » Il répondit : « Cher sire, petitement et faiblement. » — « Et qui vous a mis en ce parti ? » dit le roi. « Sire, répondit-il, Pierre de Craon et ses complices, traîtreusement et sans nul défiance. » — « Connétable, dit le roi, oncques chose ne fut si comparée comme celle sera, ni si fort amendée. Or tôt, dit le roi, aux médecins et surgiens ! » Et jà les étoit-on allé quérir ; et venoient de toutes parts, et personnellement les médecins du roi. Quand ils furent venus, le roi en eut grand’joie et leur dit : « Regardez-moi mon connétable et me sachez à dire en quel point il est, car de sa navrure j’en suis moult dolent. » Les médecins répondirent : « Sire, volontiers. » Si fut par eux tâté, visité, regardé et appareillé de tous points, à son devoir ; et toujours le roi, qui trop fort étoit courroucé de cette aventure, demanda aux